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19ème siècle  

Le poète aux ambitions brisées


Auguste Lacaussade (1815-1897)


Chantre de la beauté des paysages réunionnais, Auguste Lacaussade n’a jamais connu la gloire. Encore aujourd’hui, sa mémoire reste bien piètrement honorée, si ce n’est par quelques écoles et un boulevard dionysien à son nom. Pour combien de personnes évoque-t-il encore quelque chose ?





Auguste Lacaussade, qui sent profondément la nature tropicale, a mis sa muse tout entière au service et à la disposition de son pays bien-aimé.” En une formule, le critique Sainte-Beuve, dans ses Nouveaux Lundis, a résumé l’apport du poète créole, son ami et secrétaire, à l’histoire littéraire de La Réunion.

DES CONDITIONS DE VIE CHAOTIQUES

C’est dans les premiers balbutiements du XIXe siècle, le 8 février 1815, que le “bâtard” signe son arrivée sur le grand échiquier de la vie. L’Auguste poupon est en effet issu de l’union libre entre une esclave affranchie, Fanny-Lucile Déjardin, et un avocat d’origine bordelaise, le colon Pierre-Augustin Cazenave de Lacaussade. À cette époque, sur l’île de Bourbon, il n’est pas “convenable à un Blanc d’épouser une mulâtresse”. Ses origines colorées d’illégitimité empêchent Lacaussade, élève prometteur, d’intégrer le Collège Royal des Colonies fondé en 1818 par le colonel Maingard. L’orgueil blessé, brimé dans les légitimes aspirations de son esprit, l’enfant concevra plus tard une profonde amertume des affres liés à sa naissance. Il s’agit d’une des clés de son œuvre. “Je suis né, je mourrai parmi les révoltés”, écrira-t-il.

Son père, atteint d’hémiplégie, perd la tête, mais ses frères aînés veillent et décident de l’envoyer, à l’âge de 10 ans, poursuivre son éducation à Nantes. Sur les bords de la Loire, il lie connaissance avec quelques-uns de ses futurs amis, dont un certain William Falconer, surgi tout droit des brumes écossaises. Révolté par la lâcheté des hommes, exaltant dans ses vers l’énergie et l’amour de la liberté, ce poète vint d’ailleurs finir sa vie à Bourbon. Ses études secondaires tout juste achevées, le jeune Auguste Lacaussade retourne au pays pour faire plaisir à sa mère. Mal à l’aise en raison des préjugés raciaux, horripilé par un avenir tout tracé de clerc de notaire, il met néanmoins à profit ce séjour de deux ans pour retrouver ses sensations d’enfant devant montagnes, forêts et cultures exotiques. Et son esprit, affiné, saisit davantage le charme des tropiques. Selon la tradition, un ancien ingénieur du nom de Gaudin l’initie alors à l’art poétique. Bridé par le contexte local, Lacaussade est conscient de devoir repartir vers la France s’il veut exprimer pleinement son talent et surtout combattre efficacement en faveur de l’abolition de l’esclavage. Le prétexte lui est fourni par de supposées études de médecine. “Sa mère n’ignorait cependant pas qu’il brûlait de fuir une société marâtre et de se jeter dans la mêlée littéraire”, lit-on chez Raphaël Barquissau, son biographe. Là-bas, Lacaussade débute par des vers insérés dans la Revue de Paris, l’organe officiel des romantiques. Son existence est chaotique, le dénuement le guette. “Il a dû mener une vie très active, quand l’hiver ne le paralysait pas, et très modeste, soutenu par les envois de sa mère et d’un des frères”, pense Barquissau. Des lueurs d’espoir apparaissent en 1839. Une année à marquer d’une pierre blanche. Auguste épouse Laure-Lucie Deniau, dont il aura une fille ainsi que deux autres enfants morts en bas âge, des deuils qui ne feront qu’attiser son pessimisme naturel. Surtout, il publie son premier recueil, intitulé Les Salaziennes et dédicacé à Victor Hugo, sa référence. Davantage sûr de lui, affirmé, ce passionné d’auteurs britanniques traduit brillamment Ossian en 1841. Ossian, “le barde écossais”, alias James McPherson, dont les poèmes épiques rencontrent un immense succès en Grande-Bretagne. Plus tard, Lacaussade accrochera aussi Léopardi et Anacréon à son tableau de chasse.

JOURNALISTE ET MILITANT POUR L’ABOLITION DE L’ESCLAVAGE

Un ultime voyage à Bourbon, afin d’enterrer sa sœur, lui permet d’engranger des impressions durables, terreau d’œuvres définitives. Dix ans plus tard, en 1852, paraissent ses pièces majeures, rassemblées sous le titre Poèmes et paysages. Certaines, parmi les plus belles (Souvenirs d’enfance, Ma fille, Le Champborne, etc.), ont été simplement, et efficacement, retravaillées depuis Les Salaziennes. Lacaussade, dont-on évoque parfois l’éventuelle filiation maternelle avec Evariste de Parny, peut enfin se targuer d’appartenir au cercle fermé des poètes reconnus. “Pour lui, la poésie ne pouvait se borner à un puéril jeu de rythmes et de cadences. Sa mission était plus haute et son rôle d’être réparatrice, consolatrice, partout et toujours utile dans le sens du développement intellectuel et moral”, relève-t-on dans la Revue des colonies françaises. Installé définitivement en France, Lacaussade, ardent républicain, entre gaillardement sur la scène politique au moment de la Révolution de 1848. Il rejoint le groupe d’abolitionnistes groupé autour de Schoelcher, parmi lesquels des hommes de l’envergure de Tocqueville, Ledru-Rollin ou Arago. Le gouvernement provisoire proclame le principe de libération des esclaves puis hésite et tente de retarder sa mise en application. Les jeunes créoles de Paris signent une pétition. La victoire est au bout. Lacaussade jubile. Les esclaves qu’il “aimait et dont il se sentait aimé”, ces hommes sources d’inspiration de ses plus beaux vers “au sort d’animaux appartenant à d’autres hommes pour lesquels ils sont obligés de travailler à perpétuité”, sont enfin libérés de leurs chaînes. La fin de la IIe République, renversée par le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851, sonne le glas des ambitions politiques de Lacaussade. Parallèment, il s’était aussi lancé dans le journalisme. D’abord collaborateur à la Revue des Deux mondes et à la Revue Nouvelle, il fut nommé ensuite directeur d’un journal de Vannes, La Concorde, titre qui périclita rapidement, faute de moyens et de lecteurs. Il abandonne aussi cette activité, hors un bref passage à la tête de la Revue Contemporaine (1859), pour se consacrer corps et âme à la poésie.

UN VIEILLARD HARGNEUX ET TACITURNE

La Légion d’honneur, la pension votée en 1853 par le Conseil Colonial de La Réunion, récompensent son talent. Malgré tout, Lacaussade vit mal l’humiliation d’être toujours rélégué au second rang par le brio de Leconte de Lisle (voir ci-dessous). Les Épaves paraissent en 1861. Le ton est plus désenchanté. Un ressort se brise. Lacaussade ravale ses ambitions et mène, à partir de 1872, une vie monotone au poste de bibliothécaire du Sénat. “Dans les toutes dernières années de sa vie, son caractère naturellement bon s’aigrit et il devient inabordable”, écrit Barquissau. “Le petit vieillard hargneux et taciturne n’a jamais accepté sa défaite”, ajoutera même Marcel Gaultier, dans sa critique de l’ouvrage que lui consacre Barquissau. N’empêche qu’il reste, comme le dira si bien Claude Fruteau, “celui de tous nos écrivains reconnus qui aura manifesté le plus clairement la conscience d’une différence, faisant passer à travers ses évocations enchantées ou douloureuses l’âme même de notre pays. À ce titre, nous n’hésiterons pas à le reconnaître comme le véritable père de la Créolie”.

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Gros plan : L'ombre envahissante de Leconte de Lisle

Issus de la même génération, Charles Leconte de Lisle et Auguste Lacaussade présentent des parcours aux troublantes similitudes. Une différence de taille cependant : le premier a connu la gloire et l’autre a vécu dans son antichambre. Au bal des nouveau-nés, Leconte de Lisle, de Saint-Paul, pousse ses premiers cris avec trois ans de retard sur le petit Lacaussade, venu au monde en 1815 du côté de Saint-André.

Leurs pères respectifs appartiennent au camp des colons. Simplement, Leconte de Lisle possède l’avantage de ne pas être un enfant naturel. À Bourbon, les portes s’ouvrent plus facilement devant lui que devant un petit mulâtre. Lorsque, à 10 ans, Lacaussade s’en va poursuivre ses études en métropole, à la pension Brieugue à Nantes, il ne se doute pas que son futur rival, 7 ans, va bientôt s’installer sur les mêmes bancs d’école.

Adultes, les deux hommes délaissent très vite leurs études pour mieux se lancer dans le tourbillon de la vie littéraire parisienne. Proches du courant romantique, ils apprennent à s’apprécier et doivent se débattre dans des soucis financiers comparables. En 1848, Ils signent de concert une pétition pour l’abolition de l’esclavage, ce qui vaudra d’ailleurs les foudres familiales à Leconte de Lisle.

Ce n’est qu’ensuite que leurs relations se dégradent. L’œuvre majeure de Lacaussade, Poèmes et Paysages, est eclipsée par l’éclat des Poèmes Barbares. Celui-ci en conçoit sûrement du ressentiment à l’égard de Leconte de Lisle, également couvert de compliments pour ses Poèmes Antiques et ses Poèmes Tragiques.

Et si Lacaussade se voit récompensé à deux reprises par le prix Bordin de l’Académie Française, Leconte de Lisle obtiendra l’immense honneur de siéger à la vénérable institution une fois Victor Hugo décédé. Une désignation voulue par Hugo lui-même et probablement ressentie comme un camouflet supplémentaire par Lacaussade, lequel avait dédié ses Salaziennes à l’architecte des Misérables.

Nonobstant leurs petites querelles, les poètes ennemis doivent cohabiter longtemps dans l’enceinte du Sénat. ils y sont nommés bibliothécaires en 1872 et logent même un seul étage l’un au-dessus de l’autre. Leurs relations se détériorent à ce point que Lacaussade ira jusqu’à qualifier son compatriote de “loustic pontifiant et bouffon solennel”. Leconte de Lisle s’envole au paradis des poètes en 1894, trois ans avant Lacaussade. Leurs dépouilles reposent tout près au cimetière Montparnasse. À La Réunion, Leconte de Lisle, encore une fois, a droit à des honneurs bien plus larges et rapides.

La mémoire de l’auteur des Épaves devra, elle, patienter jusqu’en 1921. En avril de cette année-là, un boulevard à son nom est inauguré à Saint-Denis. Raphaël Barquissau parlera de “tardif mais magnifique dédommagement à l’injuste oubli dont Lacaussade a souffert pendant si longtemps.”


Philippe Romain  



Une poétique de l’eau et du feu, de la révolte et de l’exil

Dès Les Salaziennes, recueil de jeunesse, Lacaussade aborde les grands thèmes familiers aux poètes romantiques : la nature, le rêve, la liberté, la révolte, etc. Toute son œuvre constitue un hymne à la nature tropicale. Rejeté par la société coloniale, n’obtenant qu’un succès d’estime sur le plan littéraire, il se retourne avec émotion vers la Grande Consolatrice.

Sont glorifiés entre autres le pic de Salaze, le piton des Neiges “Semblable au dieu de la tempête, d’écume et de vapeurs il couronne sa tête“, ou la cascade Sainte-Suzanne et “Sa poussière d’écume en blanches mousselines“. L’écriture de Lacaussade est simple, sans audace rythmique, même si le style s’affine un peu dans les recueils suivants. Sa poésie exalte les éléments, en particulier l’eau et le feu aux fonctions purificatrices : “Le soleil qui descend sous la vague profonde/A rougi l’occident que sa lumière inonde/Le ciel étend sur moi son pavillon d’azur/La vague en réfléchit l’éclat profond et pur/Et la nuit, déroulant ses ombres et ses voiles/Et posant sur mon front sa couronne d’étoiles/Répand à mes côtés ses feux mystérieux...” (Dix-neuvième salazienne). Presque toujours les descriptions sont faites de mémoire et sa sensibilité exacerbée prend toute sa mesure dans Poèmes et Paysages. Ce sont ses propres émotions qu’il recherche dans les paysages de Bourbon et qu’il exprime à travers ses poèmes.

Surtout, Lacaussade est le premier à introduire la thématique du marronnage dans la poésie réunionnaise. Le symbole de l’esclave lui offre la possibilité de présenter sa propre condition d’homme au cœur révolté. La nostalgie du pays natal, aimé et perdu, le harcèle tout autant : “Mais tel qu’un exilé, sur ces plages lointaines/Quand si loin de moi sol ton chant vint jusqu’à moi/Triste je l’écoutais et regardant mes chaînes/Je me pris aussitôt à pleurer avec toi” (Quatorzième Salazienne).

Dans Les Épaves, les poèmes de Lacaussade deviennent terriblement sombres. Se sentant méprisé, il plie sous le poids de la solitude morale et considère son existence manquée. Le Vin illustre ses idées noires : “Quand j’ai bu ta liqueur aux vertus souveraines/Beau Lyæus, je vois le chagrin s’endormir/À quoi bon les soucis, les labeurs et les peines ?/ Pourquoi tenter la mort aux routes incertaines ?/Que je le veuille ou non, il me faudra mourir !/Buvons donc, oublions la mort inévitable !/... Après Les Épaves, pendant une trentaine d’années jusqu’à son trépas, Lacaussade ne produira plus aucune ode digne de ce nom.

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Sources

. Archives départementales de la Réunion :

Les Salaziennes, Auguste Lacaussade,1839

Poèmes et paysages, Auguste Lacaussade,1852

Les Épaves, Auguste Lacaussade,1861

. Le poète Lacaussade et l’exotisme tropical, Raphaël Barquissau, Publication du comité Leconte de Lisle et Lacaussade, 1952.

. De l’élégie à la créolie, Jean-François Sam-Long, éditions UDIR,1989.

. L’art de dire, Jean-Claude Fruteau, À la découverte de la Réunion, volume 10, Editions Favory, 1982.

. Revue des colonies françaises.




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Littérature réunionnaise

 

 

 

 

 

 

 

 

Lacaussade et Mickiewicz. Une fraternité politique et littéraire


par Edmond Marek 


©Edmond Marek: "Lacaussade et Mickiewicz. Une fraternité politique et littéraire" Editeur Ed. M., Lille, 1997.

Edmond MAREK


   




Dans son troisième recueil de poésies, intitulé Les Epaves, Auguste Lacaussade attribue au poète polonais Adam Mickiewicz, son contemporain, l'origine de six de ses poèmes. Il s'agit de six courtes pièces intitulées respective-ment: Le cap, La tempête, La mer calme, Les Danaïdes, Le chasseur et Le secret.


Le titre général du recueil, Les Epaves, doit être compris au sens figuré. Il veut suggérer le destin amer de nombreux poètes qui, tels les marins naufragés, ont trouvé l'abîme en cherchant l'infini. Leurs chants avec ce qu'ils renferment de rêves, d'espoirs, de tourments et de déceptions, sont ces épaves poétiques qui seuls peuvent raconter le destin des naufragés:


 


Débris de cœurs vaincus, mais braves!


Qu'ils racontent du moins vos destins submergés,


Vous dont il reste pour épaves


Des rêves, des espoirs et des chants naufragés.


 


 


Cependant, en déclarant lui-même que les six poèmes cités sont soit "inspirés", soit "imités" de Mickiewicz, Lacaussade ne fournit aucune autre référence, ni la moindre information sur l'auteur, sur l'amitié qui les liait, ni les sources auxquelles il a dû puiser. Renseignements qui auraient expli-qué à la fois les motivations de son choix dans l'abondante production poétique de Mickiewicz et la présence de ces six poèmes dans le recueil des Epaves.


Aussi, mes recherches pour la présente étude se sont-elles portées sur un triple objectif, à savoir, combler d'abord, dans la mesure du possible, ce manque d'informations sur les contacts personnels entre les deux poètes; déterminer ensuite les références et les motivations littéraires et idéologiques qui ont guidé le choix de Lacaussade; enfin, présenter en parallèle les six textes à leur point de départ polonais, -six sonnets de Mickiewicz (dans ma traduc-tion française), et leur version poétique par Lacaussade, dans le recueil des Epaves.


 


I - Les contacts personnels.


Les renseignements sur ces contacts ne sont pas nom-breux. Lacaussade a connu personnellement le grand poète polonais à Paris, dans l'entourage de Sainte-Beuve, sans doute depuis les années où il était lui-même lecteur, traduc-teur, puis secrétaire de l'éminent critique. On ne connaît pas les circonstances exactes de leur première rencontre. Sainte-Beuve fut, on le sait, avec Montalembert, et George Sand, parmi les premiers révélateurs de Mickiewicz


au public français. Dès 1833, il publie dans le National du 8 juillet un important compte-rendu du Livre des Pèlerins de Mickiewicz, traduit en français par Charles de Montalembert. De son côté, George Sand publie un Essai sur le drame fantastique, Goethe, Byron, Mickiwiez [i] . Tout porte à croire que c'est au compte de son maître Sainte-Beuve, que le jeune secrétaire Lacaussade s'est d'abord intéressé aux poètes polonais et plus particuliè-rement à Mickiewicz.


Mais d'autres raisons, plus personnelles, attiraient Lacaussade vers ces poètes qui, exilés en France, combat-taient pour la libération de leur patrie, la Pologne partagée et


enchaînée. Bien que ce fut dans un contexte géographique et historique différent, il retrouvait dans leur combat l'image de son propre combat. Plus tard, dans une note du recueil des Poèmes et paysages, il expliquera comment « il s'est toujours senti une répulsion innée pour ce fait anti-chrétien qui a nom l'esclavage … Il a protesté, sur les lieux mêmes (l'île de la Réunion, sa patrie), dix ans et plus avant l'émancipation des nègres, contre un état de choses que réprouvaient également etses idées et ses sentiments, et qui lui paraissait tout aussi contraire aux intérêts bien entendus de la patrie coloniale que douloureux et outrageant pour l'humanité ».


Mais, dès avant 1839, en composant son premier recueil de poésies, les Salaziennes, Lacaussade associe déjà, dans un vibrant hymne à la liberté, le sort de ces poètes,


enfants exilés de la Pologne, au destin poignant d'Anchaine, l'esclave marron qui, brisant sa lourde chaîne, est venu demander refuge dans les hauts du Cirque de Salazie : "à ce piton inculte, inaccessible, affreux, dont le front sourcilleux se dresse, monte et va se perdre dans les cieux". Tels sont, pour Lacaussade, les fils généreux de la Pologne, qui, en exil, loin de leurs tyrans, continuent le combat pour la liberté:


 


. .         Et la Pologne a vu la hyène des batailles


De ses derniers enfants dévorer les entrailles.


Et les maîtres du Nord ont applaudi des mains! .


.. Sachez qu'il est encor de généreux mortels


Qui de la liberté serviront les autels!


Qu'il lui reste les coeurs de ces nobles Anchaines,


Qui sauront secouer le vil poids de leurs chaînes


Et, loin de leurs tyrans, des débris de leurs fers,


Lui bâtiront un temple au milieu des déserts! [ii]


 


1.Mickiewicz au Collège de France.


Lacaussade a connu Mickiewicz alors que celui-ci enseignait au Collège de France dans les années 1840-1844. Cette chaire de "langue et littérature slave" (sic), créée pour le poète polonais grâce à l'appui et à l'insistance du ministre Victor Cousin, devait être, selon Sainte-Beuve, "un dédommagement intellectuel de la nationalité polonaise trop désertée par la France". Et, dans une autre lettre, l'éminent critique, ami de Mickiewicz, soulignait encore le caractère politique de la chaire : « Il faut que les destins aient leur cours et


que la Pologne, en attendant le réveil, campe à Paris » [iii] .


Les cours de Mickiewicz attiraient des foules d'auditeurs: jeunesse des écoles, proscrits de toutes nationalités et de toutes opinions, Polonais, Russes, Croates, Tchèques, Serbes, dont il fallait concilier les intérêts, plaire aux démocrates sans froisser les aristocrates. Parmi les intellectuels français, Michelet, Quinet, Montalembert, George Sand en compagnie de Chopin, étaient au premier rang et parmi les plus assidus. Lacaussade, alors jeune auteur des Salaziennes, se voyait chargé, sans doute sur la recommandation de Sainte-Beuve, de la correction des trois premiers volumes du Cours de littérature slave: "Je n'ai presque pas fait d'autres corrections, avouera-t-il, que des corrections typographiques. J'étais jeune alors et je trouvais moi--même ces trois premiers volumes du Cours un peu froids en comparaison de la prose enflammée des deux derniers. Ces deux derniers volumes sont une lave incandescente. » [iv]   Lacaussade a vu juste. Mickiewicz, si objectif dans ses premiers cours, consacrés aux littératures et civilisations polonaises et slaves, s'est fait bientôt le prédicateur d'un messianisme fondé sur la doctrine de Towianski, théosophe, prophète et réformateur religieux, dont il subira l'influence jusqu'en 1847. Sa chaire se transforme alors en tribune et le professeur en tribun. Il annonce une ère nouvelle du christianisme selon saint Jean, l'apôtre bien aimé du Christ [v] , il prêche à la fois le perfectionnement moral et le culte de Napoléon, et il se fait le propagateur des idées libérales, en parfaite communion avec ses deux collègues Michelet et Quinet. Son enseignement des deux dernières années, qui porte sur "L'église officielle et le Messianisme", est entièrement consacré à la propagation de ces doctrines. Le ton des cours monte vite, avec l'annonce, très particu-lièrement dans la leçon du 19 mars 1844, de l'imminence d'une "révolution européenne" dont le génie napoléonien devait être l'agent providentiel, et des attaques répétées contre l'église, dont les ministres sont accusés de faiblesse, de mollesse et de trahison.


Les derniers cours de Mickiewicz, "lave incandescente", selon l'expression de Lacaussade, comme l'enseignement de Michelet et de Quinet inquiètent sérieusement le trône déjà vacillant de Louis-Philippe. Le 28 mai 1844, on fait com-prendre au professeur d'arrêter son enseignement. De son côté Quinet, également suspect, donnera sa dernière leçon le 19 juin, suivie aussitôt par la démission de Michelet. Et pourtant, c'est quelques mois plus tard qu'est frappée la médaille offerte à Mickiewicz par "la France et les auditeurs du collège de France", médaille qui associe son nom et son profil à ceux de Michelet et de Quinet.


De ces cours de Mickiewicz au Collège de France Lacaussade retint surtout les grandes leçons qui traitaient de la littérature polonaise. Le tableau qu'il traça lui-même "De la Poésie Polonaise" et qu'il publia, en 1846, dans la Revue des Deux-Mondes, doit beaucoup à Mickiewicz, aussi bien en ce qui concerne la délimitation des époques d'une histoire déjà millénaire que les renseignements sur les


écrivains et leurs oeuvres, depuis la poésie médiévale jusqu'à la littérature messianique contemporaine. Le tableau de Lacaussade, inspiré des cours de Mickiewicz, est une étude à la fois condensée, parfaitement documentée, dans le style simple, très clair, propre à Lacaussade. Les jugements person-nels, perspicaces, abondent dès les premières pages: "Il est un peuple, de nos jours, qui trouve dans l'alliance du patriotisme et de la religion le principe et comme la garantie de son existence. La compression étrangère n'a fait que l'affermir dans ce double culte. Sous cette douloureuse, mais féconde influence, s'est développée toute une poésie énergique et neuve, empreinte d'un mysticisme étrange, et qui puise ses inspirations dans ce .qu'il y a de plus sacré, de plus vivace au coeur de l'homme. Ce peuple, c'est le peuple polonais. » [vi]


Et cette autre constatation pertinente: "La France, malgré l'intérêt qu'elle prend aux destinées de la Pologne, n'a que de très vagues notions sur sa littérature. C’est un monde nouveau où il est temps que la critique pénètre. Expliquer et traduire, tel doit être son premier soin en présence d'une poésie qui, même connue, court encore le risque de rester incomprise. C’est aussi par le commentaire et la traduction que nous débuterons dans cette voie, où nous espérons être suivis. » [vii] Lacaussade tiendra parole en traduisant et en commentant, dans une première étape, une partie considérable de l’œuvre poétique de Krasinski.


 


2. A la Tribune des Peuples.


Concernant encore les contacts personnels entre Lacaussade et Mickiewicz, il nous faut surtout rappeler la période où ils se connurent intimement et fraternisèrent même politiquement, à savoir les années 1849-1851, au cours de leur collaboration à la Tribune des Peuples. Le journal était fondé à Paris, en début de 1849, à l'initiative de Mickiewicz, alors que la seconde République venait de lui interdire de remonter dans sa chaire du Collège de France. L'un de ses amis, le comte Xavier Branicki, avança les fonds nécessaires. Mickiewicz dirigeait officiellement la Tribune, voulant en faire un organe de combat pour la solidarité et la liberté des peuples asservis et, en premier, de sa Pologne, partagée et sacrifiée aux plus basses convoitises dynastiques.


Le journal prit pour épigraphe une résolution adoptée l'année précédente par l'Assemblée nationale française :           


 


"Pacte fraternel avec l'Allemagne.


Reconstitution de la Pologne libre et indépendante. –


Affranchissement de l'Italie" [viii]


 


Le programme détaillé du journal fut exposé dans son premier numéro du 15 mars. On pouvait y lire :  « Nous fondons un organe européen populaire, La Tribune des Peuples. Décidés à proclamer les droits de la France à les défendre dans la mesure où ils concordent avec la cause populaire de l’Europe, nous appelons tous les peuples à venir à cette Tribune, exprimer en toute liberté leur opinion ... La France, telle que nous la concevons, c'est ce même esprit fait peuple, et incarné dans la forme républi-caine.


A l'extérieur, nous irons droit aux questions d'un intérêt immédiat: questions de l'Italie, de la Pologne, de l’Allemagne, du Danemark, de l'Espagne, des pays slaves, de la Hongrie, des provinces danubiennes. A l'intérieur comme à l'extérieur: politique chrétienne, - solida-rité des peuples. Quant aux partis qui se disputent le pouvoir en Europe, en France, et dans l'Assemblée nationale, nous serons toujours avec les hommes qui, fidèles à l'instinct progressif des masses, travailleront à .fonder un état social conforme aux besoins nouveaux du peuple. C’est à cette condition seulement que nous reconnaîtrons en eux la véritable représentation politique de l'intérêt populaire dans le monde entier, le seul intérêt vrai de la France " [ix]


Commentant ce programme de la Tribune des Peuples, le biographe de Lacaussade en souligne l'affinité naturelle avec le poète réunionnais: "Sans parler des relations d'amitié que Lacaussade entretenait avec Mickiewicz et d'autres réfugiés polonais, un tel programme ne pouvait que séduire une âme éprise d'indépendance et de fra-ternité, impatiente de revendiquer pour les peuples asservis l'affranchissement que venaient d'obtenir les esclaves, "ses frères " [x] . Juste un an auparavant, en mars 1848, n'avait-il pas signé avec son compatriote, le poète Leconte de Lisle, et un groupe de jeunes créoles, la fameuse adresse d'adhésion au gouvernement provisoire de Lamartine qui venait de proclamer l'abolition de l'esclavage?


Aussi, à l'annonce de la parution de la Tribune des Peuples, sans tarder Lacaussade envoie-t-il à Mickiewicz ce petit billet proposant sa collaboration: : "Si vous avez besoin d’un ouvrier, je suis à votre disposition" [xi] , dont le ton familier laisse entendre que les deux poètes se connaissaient bien..


Cependant, Branicki, le financier du journal, tout dévoué qu'il fût à Mickiewicz, venait de lui imposer un groupe de collaborateurs français et étrangers dont les opinions ne s'harmonisaient pas toujours avec les siennes, ni avec celles de Lacaussade, le nouveau candidat.. Aux côtés des journalistes français dont Eugène Carpentier, rédacteur-gérant, Jules Lechevalier, ancien saint-simonien, et Pauline Roland, il y avait le Polonais Charles Edmond Chojecki, très lié avec Proudhon, des Russes tels que le voltairien Herzen et son compatriote Ivan Golovine, l'Espagnol Ramon de La Sagra, futur député révolutionnaire aux Cortes, l'Allemand Hermann Owerbeck, ami et collaborateur de Marx et d’Engels, le Belge Jean Colins, le Chilien Francisco Bilbao et d'autres, pour la plupart des émigrés politiques, réfugiés à Paris appelé déjà la "Babylone des peuples"..


Le premier numéro de la Tribune, avec son programme européen populaire", ne devait paraître que le 15 mars 1849. Dès le 6 mars Mickiewicz s'empresse de répondre au billet de Lacaussade : "Le personnel de la rédaction est déjà au complet. J’espère qu’il y aura bientôt lieu de l’augmenter. Si cela arrive, vous serez le premier à qui je m'adresserai. En attendant, veuillez passez un de ces jours au bureau du journal, rue des Bons-Enfants no 7. Je vous exposerai le plan et les besoins immédiats de la rédaction. Salut et fraternité !" [xii]


Lacaussade devint, tout au long des deux années de la parution agitée du journal, l'un des collaborateurs le plus discrètement dévoué, plein de délicatesse et de droiture. Désormais les deux poètes s'écrivent et, sans être toujours d'accord dans leurs opinions politiques, ils se voient soit chez Mickiewicz, aux Batignolles, rue de la Santé n° 46, soit chez Lacaussade, rue de Seine Saint-Germain n° 31, soit le plus souvent au bureau du journal.


Comme Mickiewicz, Lacaussade ne signera aucun article de la Tribune, vu les menaces d'expulsion qui pesaient sur l'ancien professeur du Collège de France et certains rédacteurs du journal. Au cours des premières tra-casseries policières, bien avant le 13 juin 1849 et la première suspension de la Tribune, Mickiewicz dictait ses articles à un ami polonais, Alexandre Chodzko, pour qu'on ne re-connaisse pas son écriture lors des contrôles, et c'est Lacaussade qui les portait au bureau de l'imprimerie. Par la suite, quand Eugène Carpentier, le gérant, fut arrêté, c'est Lacaussade qui le remplaça. De même, quand le journal reparut, il le dirigea avec courage, sous inspiration occulte de Mickiewicz, d'août à octobre 1849 [xiii] . Et le 16 octobre, il signa avec tous les rédacteurs français de la Tribune la courageuse résolution qui déclarait que "puisque sous la République Française, gouvernée par un président qui resta trente-cinq ans en exil et six années prisonnier, il n'est pas permis à des exilés de défendre leur patrie, puisque la France subit cette humiliation que l'ambassade russe dicte ses volontés au ministère, il est de notre devoir de servir les nationalités opprimées .. Nous sommes décidés à continuer notre oeuvre" [xiv]


Les relations entre les deux poètes ne se dégradent qu'après l’interdiction définitive de la Tribune, en no-vembre 1851, et surtout à l'occasion du coup d’Etat du 2 décembre et du rétablissement de l'Empire que Mic-kiewicz, bonapartiste, avait annoncé avec enthousiasme avant d'en être lui-même la première victime. De son côté, resté républicain, Lacaussade, désabusé et aigri, se détourne alors complètement de la politique pour ne se consacrer qu'aux activités littéraires et à la poésie.


Plus tard, dans une conversation avec le fils de Mic-kiewicz, Lacaussade raconta avec beaucoup de sérénité les derniers contacts avec le poète et les raisons politiques de leur séparation. Ce récit de vive allure illustre parfaitement le ca-ractère franchement amical de leurs rapports: "Une fois, il (Mickiewicz) alluma un cigare et me dit: ‘la Tribune est condamnée à mourir. Elle va disparaître dans quelques jours. Il ne nous reste qu'à mourir décemment. Je vous expliquerai ce que j'ai été et voulu. J'ai eu conscience des événements qui devaient se produire, j'ai voulu préparer à en profiter les gens aptes à les faire tourner à bien. En 1847, j'ai prédit au roi Jérôme ce que personne ne voulait voir. Je vais de même vous révéler à quoi nous marchons. Les Républicains ont été au-dessous de leur tâche, la France s'est retirée d'eux. Louis-Napoléon a au front l'étoile du succès, mais est mal entouré, parce que les esprits les plus ardents se détournent de lui. Les jeunes gens qui ont l'âme généreuse et l'amour de leur pays, devraient s'offrir à Louis-Napoléon, lui créer un milieu honnête. S'ils font le vide autour de lui, les intrigants prendront la place que les gens probes auront dédaignée. La République est irrémissiblement condamnée. Mais vous aurez, à défaut de République, une démocratie et, si vous le voulez ferme-ment, Louis-Napoléon vous l'organisera. Le triomphe de Louis-Napoléon est certain, il a le peuple pour lui. Nous Polonais, à cette heure, nous sommes sacrifiés. Vous autres, serrez-vous autour de Louis-Napoléon, parce que le bien de votre patrie l'exige et qu'il vous fait avant tout aimer et sauver la France’. Je lui répondis que je ne croyais pas à la victoire finale de Louis--Napoléon et que je ne consentirais jamais à déserter la République. Il me répliqua: "Vous êtes un obstiné, mais vous vous obstinez à tort, vous faites fausse route. " Après le coup d'Etat, je cessai mes visites. »


Une des premières mesures du ministre Dufaure, à l'arri-vée de Louis-Napoléon à la présidence, fut le décret qui enleva définitivement à Mickiewicz sa chaire au Collège de France; on le révoquait en même temps que Michelet et Quinet. Fort heureusement, le poète, menacé en outre d'ex-pulsion, s'était lié, déjà depuis plusieurs années, avec le prince Jérôme qui le prit en protection et lui obtint un modeste emploi de bibliothécaire à l'Arsenal. C'est là que Lacaussade le vit pour la dernière fois à l'occasion dune visite chez son ami d'enfance Loudun, lui aussi employé à la même Bibliothèque. « En 1854, raconte Lacaussade, j'allai voir un jour M. Loudun à la Bibliothèque de l'Arsenal. Il me dit: ‘Voulez-vous que je vous conduise à Mickiewicz?’ En entrant dans la salle où il était de service, je le trouvai occupé à lire les chœurs de Sophocle en grec. Dérangé par moi, il commença par ne point me reconnaître. Je me nommai. Il se ressouvint aussitôt de notre conversation dernière et me dit: "Eh bien, les faits ne m'ont-ils pas donné raison?" Je lui répliquai que je ne regrettai rien, que ce régime serait éphémère. Il me répondit: "Toujours obstiné et impossible à convaincre". Je ne l'ai plus revu » [xv]


II ne pouvait plus le revoir puisque, peu après, pendant la guerre de Crimée, Mickiewicz se rendit à Constantinople avec l'intention de rejoindre et d'aider la nouvelle Légion polonaise qui s'y organisait contre la Russie et c'est alors que, frappé du choléra, il mourut le 26 novembre 1855.


Cette mort soudaine en Orient, en pleine guerre de Cri-mée, grandissait encore l'image du poète aux yeux de tous ses amis polonais et étrangers. "Adam nous a quittés, écrivait le poète Krasinski; à cette nouvelle, mon cœur s'est fendu. Il fut pour les hommes de ma génération le miel et le lait, le fiel et le sang spirituels. Nous sommes tous nés de lui. Il nous a entraînés sur la vague enflée de son inspiration, et nous a lancés dans le monde...".


Lacaussade se souvint, lui aussi, de ce qu'il avait écrit de Mickiewicz, dans son tableau "De la Poésie Polonaise": " .. II (Mickiewicz) résume en lui les croyances antérieures et les aspirations présentes. Prêtant l'oreille aux voix qui, de toutes parts, montaient à ses côtés, il voulut en être l'écho et commença l’œuvre de la poésie nouvelle. Le premier, il osa braver les préjugés littéraires et en affranchir la muse moderne. .Ses forces étaient au niveau de sa tâche: il l'entreprit avec courage, et la poursuivit avec une puissance qui devait triompher de tous les obstacles. Cet homme est Adam Mickiewicz. "


Et Lacaussade rappelait sommairement au lecteur fran-çais les titres et le rôle des principales oeuvres du grand poète, ces "épaves poétiques" qui seuls raconteront désormais les "rêves, tourments et déceptions de l'illustre nau-fragé": "Le drame des Aïeux, le poème de Grazyna, les Romances et les Ballades puisées dans les légendes populai-res, ont vivement révolté les partisans obstinés de la littéra-ture d'imitation; mais la jeunesse les salua avec enthou-siasme; son généreux instinct ne la trompait pas... Les oeuvres de M. Mickiewicz sont désormais connues en France, constate-t-il; déjà on en a pu apprécier les tendances révolu-tionnaires et religieuses; on sait aussi quelles persécutions elles lui ont values. Ses écrits ont été, comme sa vie, une aspiration incessante au beau et au vrai, un sacrifice conti-nuel; en un mot, il a réalisé, selon les données slaves, l'idéal du poète dans la société moderne [xvi]


 


II. Références littéraires et motivations politiques.


 


Une question qui se pose aussitôt ici, c'est de savoir si, au cours de ses contacts personnels avec Mickiewicz, Lacaussade a pu lire, sinon directement en langue polonaise, du moins par le truchement d'une version française, quelque recueil du poète ou l'une ou l'autre des oeuvres qu'il a souvent citées. Lisait-il en polonais? Rien ne permet de l'affirmer, bien que tout porte à le croire. On sait en effet qu'en 1861, date à laquelle paraissent les Epaves, Lacaussade était déjà, de-puis une quinzaine d'années, le traducteur reconnu du "poète anonyme de la Pologne", Zygmunt Krasinski, dont il avait traduit en prose les deux chefs d’œuvre dramatiques, la Comédie non-divine et Iridion, et plusieurs poèmes de moindre dimension. [xvii]


 


1) Traduction en prose ou en vers?


Quoi qu'il en soit, Lacaussade a pu tout aussi bien recourir aux traductions en prose des poésies de Mickiewicz. Plusieurs recueils en avaient paru, même avant l'arrivée du poète en France, en 1832. Traductions de valeur inégale, médiocres en général. Ainsi, dans l'entourage même de Sainte-Beuve, Lacaussade a sans doute connu les publications du jeune Christien Ostrowski, dont les traductions de l'anglais et du polonais avaient attiré l'attention du grand critique qui lui avait consacré, dès juin 1836, un article élogieux, avec à peine quelques réserves de


style. On y lisait entre autres ceci: "On recherchera avec intérêt, dans les traductions de M. Ostrowski, bien moins celles qu'il a données de Thomas Moore que les pièces qui portent le nom de Mickiewicz, et particulièrement Grajina (sic), légende lithuanienne. J'aurais désiré, dans cette traduction aussi bien que dans celle des belles stances adressées A une Mère Polonaise, plus de nerf, de concision, de fermeté. J'aurais voulu qu'on sentît mieux cette rapidité entraînante et électrisante que doit avoir dans l'original le vers patriotique du poète" [xviii] .


Or, dans ce même compte rendu, et concernant plus particulièrement la poésie de Mickiewicz, Sainte-Beuve recommande la traduction en prose, pour des raisons propres à la versification française: " la traduction en vers français des poètes étrangers est tellement difficile, affirme Sainte-Beuve, et, dans des dimensions un peu étendues, tellement impossible, que c'est en prose, en simple et ferme prose, pareille à celle des Pèlerins, que nous voudrions voir traduites toutes les oeuvres de ce vrai poète qui cache parmi nous, dans quelqu'un de nos faubourgs, sa gloire modeste et fière, une gloire en deuil, comme il sied à l'exilé" [xix]


Pendant dix ans, Lacaussade appliqua à la lettre la recommandation de son patron Sainte-Beuve, et, jus-qu'en 1846, c'est "en simple et ferme prose" qu'il a traduit d'abord l'ensemble des poèmes épiques du poète écossais James Macpherson (qui se cachait sous le nom du légendaire barde gallique Ossian), puis aussi les oeuvres "de dimensions un peu étendues" de Zygmunt Krasinski, le "poète anonyme de la Pologne", sans oser encore toucher, même en prose, à la grande poésie de Mickiewicz.


Dans toutes ses traductions en prose, Lacaussade s'est volontairement attaché à la version presque mot à mot du texte, par respect de l'exact, du littéral, du pittoresque, du


coloré, même de l'étrange et de l'insolite en fait de mœurs et de tableaux. Il traduit tout, ne supprime pas, comme cela arrive à d'autres traducteurs, certains éléments qui, à première vue, paraissent superflus: épithètes, compléments ou mem-bres de phrase. Cette recherche presque scrupuleuse de la fidélité est particulièrement visible à la lecture, en bilingue, de l’œuvre variée et très riche de Krasinski [xx] . "La traduction, en prose, fait honneur à notre poète, constate Barquisseau. Lui, si romantique, si plein d'élan, a su s'imposer, comme traducteur, une discipline dont son talent personnel se ressentira par la suite " [xxi] En effet, Lacaussade ne s'en tiendra pas à la seule traduction en prose. II est poète lui--même, sans doute poète engagé, ambitieux, mais aussi artiste de plus en plus exigeant qui aime ciseler et limer ses nou-veaux poèmes et paysages, comme il aime aussi travailler le moindre de ses vers.


 


2) Vers un credo littéraire élargi.


Au retour de Louis--Napoléon, Lacaussade traverse une pénible étape d'abattement moral. Malgré le succès du nouveau recueil de Poèmes et Paysages, qui obtient le prix Bordin de l'Académie française, il est profondément troublé par la politique du jour, mais contrarié tout autant par les succès grandissants de son compatriote et déjà son rival en poésie, Leconte de Lisle, qui devient le chef reconnu du nouveau Parnasse, appelé aussi Ecole de l'art pour l'art.


Dans la préface des Poèmes et Paysages, Lacaussade tient à exposer sa propre conception de la poésie: aboutissement d'un long cheminement qui, d'une part, le rend très proche de Mickiewicz et des poètes polonais, ses contemporains, et le distingue, d'autre part, des partisans de la nouvelle école parnassienne :: "Quant à ce qu'on a nommé, en ces dernières années, l'art pour l'art, dit-il, nous avouons n’y avoir jamais rien compris. C'est là un de ces mots vides qui flottait au vent de l'Ecole..;"


Commentant cette prise de position "anti-parnassienne" de Lacaussade, Barquisseau y voit une réaction de son attachement à la poésie telle que la concevaient les


grands romantiques, Lamartine, V. Hugo et plus parti-culièrement son ami Mickiewicz: "Bien trop romantique de tempérament et d'éducation pour adopter cette théorie de l'art pour l'art, Lacaussade reste fidèle à l'exemple de ses grands aînés; il ne nomme ni la grande voix qui renversa la monarchie de Juillet, ni celle qui s'enfle déjà sur le roc de Guernesey, mais il cite, sans le nommer non plus, son ami Mickiewicz jetant l'anathème à la poésie stérile, Mickiewicz que le Prince-Président vient de révoquer de ses fonctions au Collège de France. Pour lui, il formule avec force cette recherche incessante de l'idéal et de l'artiste dont il fait le but même de la poésie" [xxii]


Maintenant, après la disparition de Mickiewicz au Moyen-Orient, Lacaussade reste troublé par son exemple héroïque, mais aussi fasciné par le grand art du poète. Cet ami de longue date n'a-t-il pas préféré finalement la guerre de Crimée et ses risques, aux décevants combats politiques, menés à Paris? Comme Mickiewicz, Lacaussade ne renie rien de son passé ni de son rêve de poète engagé, lui qui proclamait toujours et très haut: "Je suis né, et je mourrai parmi les révoltés". Mais, pour cette raison même et contrai-rement à Mickiewicz, il reste jusqu'au bout républicain anti-bonapartiste. D'ailleurs la vie est là qui continue avec son quotidien de plus en plus pénible et la liberté chaque jour davantage bafouée. Le poète doit réagir s'il veut rester fidèle à sa mission. A l'exemple de Mickiewicz, à l'exemple aussi de V.Hugo et de tant d'autres contemporains qui ont succombé en luttant, Lacaussade réagit avec courage et éloquence. Dans un long poème satirique, au titre signifi-catif "Le poète et la vie", plein d'allusions aux événements contemporains, c'est l'ombre déçue de Mickiewicz, le bonapartiste d'hier, qui semble donner raison à l'ancien compagnon de la Tribune des Peuples. Lacaussade y reste inflexiblement dur pour Louis-Napoléon Bonaparte qu'il traite de "bandit", "de Macbeth parricide de la Liberté", dur aussi pour la foule qui applaudit et absout:


 


Et quand chacun sous lui se tait, courbant la tête,


Qui se redresse encore et le juge? Un poète. . .


De ses remords secrets cette Voix est l'écho:


Inflexible, pareille à l'ombre de Banquo,


Elle assiège sa table, elle hante sa couche;


Et sans cesse, il entend cette invincible bouche


Lui crier: "Lève-toi, fourbe! et d'un sceptre d'or


Dans le sang ramassé charge ta droite encor!


Le sein qui t'accueillit ne bat plus, ô couleuvre!


C'est bien! mais hâte-toi! vite, achève ton oeuvre!


Le ciel est ton complice et l'abîme est content:


Vite, sois empereur, bandit! L'enfer t'attend!


Ainsi que pour Judas, le Juif au cœur sordide,


Il n'est point de pardon pour le liberticide. "


 


Dur pour le prince "liberticide", Lacaussade l'était par mission de poète engagé, peut-être aussi par amertume au souvenir de la disparition précoce de son ami Mickiewicz


et de l'affreuse solitude morale dans laquelle il se trouvait en préparant la publication des Epaves. A certains moments, il veut oublier, tout oublier, comme l'expriment avec éloquence et art ces Roses de l'oubli, le "poème le plus achevé du recueil", selon Sainte-Beuve: six strophes, chacune de six vers, et se terminant chacune, comme un sonnet par sa pointe, par un refrain où réapparaît lancinant le motif de "la rose de l'oubli" :


 


Poète, entre les fleurs de l'âme il en est une


Qui croit aux vents aigus de l'adverse fortune.


Quand rêve, espoir, printemps, tout s'est évanoui,


Dans le jardin aride où l'âme se recueille,


C'est la suprême fleur, hélas! que l'homme cueille,


Et cette fleur a nom la rose de l'oubli.


 


Cependant, tout en se voulant poète militant et artiste, soigneux de la forme, Lacaussade élargit sa conception de la poésie en la chargeant d'une mission sociale, spirituelle et


morale. A cet égard, elle est profondément imprégnée de la lecture des poètes polonais qu'il avait fréquentés à Paris: et dont il admirait, dans son tableau De la Poésie Polonaise. l'inspiration patriotique et religieuse. On en retrouve un large écho dans la même préface des Poèmes et Paysages: "Le temps des rimes stériles, des rimeurs désœuvrés, est passé, constate-t-il d'abord . Au poète, comme au mora-liste, à l'historien, au philosophe, le lecteur est en droit de demander une pensée qui éclaire son intelligence, un sentiment qui retrempe son âme, et la soutienne dans les difficultés de la vie. L'art veut être pris au sérieux, surtout pour ceux qui en professent le culte .. Pour être écoutée comme elle le mérite, la poésie devra parler un langage qui inspire le respect .. Elle devra se mettre, vassale divine, au service des divines inspirations de l'humanité, se retremper sans cesse aux sources vivi-fiantes du juste et du vrai, y puiser sa force, son éloquence, cette vitalité qui n'est point en elle, mais qu'elle reçoit et qu'elle communique à son tour. . " [xxiii] On croit entendre ici l'écho d'un cours de Mickiewicz sur la fonction du poète et de la poésie: :"Ce n'est pas le désir de chanter les exploits de quelques chefs célèbres, ce n'est pas l'amour de la popularité, ce n'est pas l'amour de l'art qui peut .former un poète; il faut avoir été attaché par des liens mystérieux à la contrée que l'on doit chanter un jour; et chanter n'est pas autre chose que révéler         la pensée de Dieu qui repose sur cette contrée et sur le peuple auquel appartient le poète'' [xxiv]


Poussant encore plus loin ce credo poétique et se souvenant sans doute des Psaumes de l'Avenir auxquels Krasinski avait donné pour titres les trois vertus théologales:


Psaumes de la Foi, de l'Espérance et de la Charité, Lacaussade rehausse à son tour sa conception de la poésie: "Consolante comme l'espérance, active comme la charité, ardente comme la foi elle a pour but de tra-duire et de propager par le nombre, par l'image, par toutes les ressources qui lui sont propres les ardeurs du sentiment et les lumières de l'esprit: elle doit agir à la fois sur le coeur et sur l'intelligence; raffer-mir et non ébranler; réveiller et non assoupir; pousser à l'action et non à la contemplation oisive; raviver partout sur son passage l'étincelle de l'idéal, cette seule richesse de l'homme ici-bas, enfin, elle doit poursuivre dans le monde des faits la réalisation de ce monde supérieur où pénètre son regard, et que régissent les saintes lois de l'harmonie" [xxv] . Appel à la sanctification du poète et de la poésie? Mickiewicz l'avait préconisée par son oeuvre poétique, dans ses leçons au Collège de France, dans sa correspondance, comme dans cette lettre à un ami poète: " ... La véritable poésie de notre siècle n'est peut-être pas encore née. Nous avons trop écrit pour amuser ou pour des buts bien mesquins. Je te prie de te souvenir de ces paroles du théosophe Saint-Martin: ‘On ne devrait écrire des vers qu'après avoir fait un miracle’. Il me semble que des temps viendront où il faudra être saint pour être poète, où il faudra posséder des inspirations et des données d'en haut sur ce que la raison humaine ne sait pas exprimer, pour éveiller chez les hommes le respect de l'art, qui a été trop longtemps une actrice, une fille de joie ou une gazette politique. . . "(1835).


 


III - Six sonnets de Mickiewicz en version poétique de Lacaussade.


 


Lacaussade est resté longtemps fidèle à la consigne de Sainte-Beuve de ne traduire les poètes étrangers qu'en "simple et ferme prose ".. On pouvait donc s'étonner de le voir ici s'écarter de la consigne; et, surtout, pourquoi porter son choix sur six sonnets de Mickiewicz, alors que, pendant cette seconde moitié du XIXe siècle, le sonnet était, par ce qu'il supposait parfois de virtuosité artificielle, le genre affectionné et largement pratiqué par tous les parnassiens Banville, Dierx, Hérédia et plus particulièrement Leconte de Lisle, dont il voulait se démarquer de plus en plus. Ce choix des six sonnets s'explique pourtant par tout ce que nous avons pu dire de cette fraternité à la fois politique et poétique qui liait les deux poètes pendant au moins quinze années de leurs vies. Ce qui l'explique aussi, c'est que Lacaussade trouvait dans les sonnets de Mic-kiewicz autre chosequ'une simple recherche de l'art pour l'art. Mickiewicz a pratiqué le sonnet dès sa jeunesse et surtout pendant les trois années de son exil en Russie où partirent, à Moscou, en 1826, les magnifiques Sonnets de Crimée [xxvi]


Abandonnant ici le verbalisme creux des romantiques, le poète y faisait preuve d'une parfaite maîtrise de la techni-que, particulièrement sévère, du sonnet: composition serrée, vers ciselé, précision du rythme, sobriété de la description, pointe finale.. Cependant, artiste exigeant, pour qui le "métier" comptait beaucoup, Mickiewicz restait en même temps un grand lyrique qui n'oubliait ni ses propres souffran-ces, passées et présentes, ni celles de ses amis polonais et russes, mais qu'il exprimait désormais avec plus de discrétion et surtout plus de circonspection. La surveillance accrue des agents du nouveau tsar Nicolas y fut pour quelque chose, surtout depuis la sanglante répression du soulèvement des Décembristes, quand deux de ses amis, Ryléiev et Bestoujev furent condamnés à la pendaison. Toute la poésie de Mic-kiewicz, à l'étape de son exil, devait désormais "simuler pour tromper le despote du Nord' [xxvii] c'est-à-dire occulter tout sentiment de liberté. Elle fut de ce fait prophétique, -on le sait aujourd'hui, - ressemblant à ce "liseron qui, à travers les fenêtres multicolores du palais en ruine de Baktchissarai, envahit les murs muets et les voûtes, et avec les syllabes de Balthazar écrit la menaçante prophétie: "Ruine ! » [xxviii]


A ce titre aussi, témoins des luttes de Mickiewicz et de son grand art, les six sonnets méritaient de trouver place dans le magnifique recueil des Épaves, même si, pour les raisons que nous avons évoquées, Lacaussade ne leur a pas conservé la forme du sonnet.


 


 


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Mickiewicz [xxix]


 


AÎOUDAGH [xxx]


 


J'aime m'accouder au roc d'Aïoudagh et contempler


Le bouillonnement des flots qui, tantôt en noirs bataillons


Bondissent, tantôt comme des neiges argentées


Tournoient, superbes, en millions d'arcs-en-ciel.


               


S'ils heurtent le récif, ils se brisent en mille ondes,


Et, telle une armée de baleines à l'assaut du rivage,


En triomphe s'emparent des côtes, puis fuyards de nouveau,


Sèment sur leur passage coquilles, perles et coraux.


Il en est ainsi dans ton cœur, o jeune poète!


La passion y déchaîne de terribles orages;


Mais lève seulement ton luth, et, sans te toucher,


 


Elle va se replonger dans l'abîme de l'oubli,


Semant sur son passage des chants immortels


Dont les siècles, pour ton front, tresseront une couronne.



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Mickiewicz


 


LA TEMPÊTE [xxxi]


 


Voiles arrachées, gouvernail brisé, les flots mugissent, l'orage hurle...


Voix d'une foule effrayée, funestes gémissements des pompes


Des mains des matelots les dernières cordes s'échappent,


Le soleil se couche sanglant, avec lui le dernier espoir..


 


L'ouragan siffle son triomphe! Sur les masses liquides,


Qui surgissent par étages des profondeurs marines,


Monte le génie de la mort, il marche droit au vaisseau,


Tel le soldat à l'assaut des murs ébréchés.


 


Les uns gisent à demi-morts, celui-ci se tord les mains


Celui-là, pour prendre congé, embrasse ses amis;


Ceux-ci, avant la mort, prient pour écarter la mort.


Un seul voyageur se tient muet, à l'écart;


Il pense: heureux ceux qui perdent leurs forces


Ou qui savent prier, ou trouvent à qui dire adieu.


 


 


Lacaussade


 


LA TEMPÊTE


 


Rompu le gouvernail.! L'équipage en rumeurs


Au bruit des éléments va mêlant ses clameurs.


La voile est en lambeaux, la mer est déchaînée;


Câbles et mâts brisés sur la vague acharnée    


Flottent. La pompe joue. On entend par moments


Dans les flancs du vaisseau d'horribles craquements.


 


L'air rugit. L'albatros au grand vol circulaire


Plane seul et des vents brave encore la colère.


Présage affreux! là-bas, comme un dernier espoir,


L'astre plonge et s'éteint sanglant dans le flot noir.


 


Et l'ouragan triomphe! et voyez: menaçante,


Une forme, du sein de la houle puissante,


Apparaît! C'est la Mort! Sur les crêtes de l'eau


Elle marche visible et va droit au vaisseau.


 


Des cris! des pleurs! - Ceux-ci, que l'épouvante enivre,


Roulent pâmés dans l'onde, et l'onde les délivre.


Là, c'est un groupe ami plongé dans ses adieux.


Celui-ci prie et tombe en regardant les cieux.


 


Quel est ce passager calme sous la tempête?


Que fait-il à l'écart quand sa tombe s'apprête?


Il regarde, il écoute, il rêve. . Heureux celui


Qui peut rêver à l'heure où tout sombre sous lui,


Mais plus heureux qui peut, des pleurs dans la paupière,


Embrasser un ami, dire à Dieu sa prière.


 


Imité de Mickiewicz.


 


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Mickiewicz


 


LA BONACE


A la hauteur de Tarcancut [xxxii]


 


Le vent effleure à peine la flamme du pavillon,


L'eau, devenue limpide, berce son sein placide,


Telle une jeune fiancée qui rêve au bonheur,


Se réveille pour soupirer et s'endort de nouveau.


 


Les voiles, pareilles aux étendards quand la guerre est finie,


Somnolent aux mâts nus; le vaisseau, d’un mouvement léger,


Se balance, comme retenu par une chaîne;


Le matelot respire, le groupe de voyageurs rit.


 


O mer! parmi tes joyeux habitants,


II est une pieuvre qui dort au fond, quand le ciel se couvre,


Et, à la bonace, agite en tous sens ses longs bras.


 


0 pensée! dans tes profondeurs vit l'hydre des souvenirs,


Qui dort dans l'adversité et l'orage des passions,


Puis, quand le cœur se calme, y replonge ses griffes


 


 


 


 


Lacaussade


 


 


LA MER CALME


 


Le vent des nuits, flottant sur ta nappe sereine,


Enfle ton onde, ô mer ! de sa plus molle haleine.


Comme un sein virginal que berce un rêve pur,


Belle et calme, tu dors dans ta couche d'azur.


 


La lune épanche au loin sa lumière tranquille;


La voile pend au mât, la vergue est immobile;


Le vaisseau dort cloué sur sa quille de fer ;


L'étoile de Vénus se mire au flot amer.


 


O mer! un monstre étrange habite sous ton onde:


Il s’y replie et dort tant que l'aquilon gronde;


Lorsque le ciel est pur et brille dans tes eaux,


Le polype y déroule au soleil ses anneaux.


 


O poète! en ton sein est une hydre glacée;


Elle y dort quand ton cœur lutte avec ta pensée;


Lorsque ton âme est calme et brille sous tes pleurs,


L'hydre des souvenirs sort de ses profondeurs.


 


Inspiré de Mickiewicz.


 



 


Mickiewicz


 


LES DANAÏDES [xxxiii]


 


O belles filles, où donc est cet âge d’or où l'on gagnait


Vos cœurs, vos grâces, pour une fleur des champs,


Pour une robe d'été, brodée d'épis? quand, en messager,


J'envoyais à ma bien aimée un ramier?


 


Aujourd'hui, tout est moins cher, et il faut payer plus,


Celle à qui je donne de l'or demande une chanson,


Celle à qui je donne mon cœur demande ma main,


Celle que je chante demande si je suis riche.


 


O Danaïdes! dans le gouffre de vos désirs,


J'ai tout jeté, mes chants, mon âme fondue en larmes;


De généreux, je deviens avare, de sensible, railleur,


Mais, bien qu'un beau visage me tourmente encor


Et me pousse toujours à vous donner, à vous chanter,


Jadis j'aurais tout donné, aujourd’hui tout, - sauf mon cœur!


 


 


Lacaussade


 


LES DANAÏDES


 


Nous n'aimons plus! Où donc est cet âge vanté,


Quand des fleurs nous gagnaient le coeeur de la beauté;


Quand le nid d'un oiseau, des fruits, le lait des chèvres,


Faisaient baisser les yeux et sourire les lèvres?


 


Les blancs ramiers alors servaient de messagers,


Mais, ô ramiers! ô coeurs! les temps vous ont changés,


Les hommes sont grossiers, les femmes sont vénales,


On préfère au bonheur les voluptés banales:


L'une veut ton amour, l'autre veut plus encor,


Celle-ci veut des vers, - toutes veulent de l'or!


 


Dans votre âme sans fond, en vain, ô Danaïdes!


J'ai tout jeté, mon cœur, mes chants, mes dons candides.


Aujourd'hui, comme vous, je veux d'un sort meilleur;


De fou je deviens sage, et de tendre, railleur,


Et, bien que j'aime encor l'éclat des noires tresses,


Un corps simple, des yeux aux humides caresses,


Aujourd'hui, palpitant sous un regard vainqueur,


Je vous puis tout donner, tout, - excepté mon coeur!


 


Imité de Mickiewicz


 



 


Mickiewicz


 


LE CHASSEUR [xxxiv]


 


Je l'ai vu, le chasseur, errer tout le jour


Dans la fournaise de l'été; il s'arrête près du cours d'eau,


Longtemps il regarde autour de lui et dit en soupirant:


Je veux la voir, avant de quitter ce pays pour toujours.


 


Je veux la voir sans être vu. Soudain, sur l'autre rive,


A cheval, la chasseresse, dans ses atours de Diane,


Freine son coursier, s'arrête, retourne son regard,


Pour sûr, quelqu'un la suivait, lointain..


 


Le chasseur recule, frémit et roulant sur son chemin ,


Un regard de Caïn, amèrement sourit, et d'une main


Tremblante charge son arme, et grimace en s'embusquant


 


Il s'écarte un peu, comme renonçant à son idée,


Puis, voyant un tourbillon de poussière, relève son arme,


Ajuste, le tourbillon approche, mais personne ne parut


 


 


 


Lacaussade


 


LE CHASSEUR


 


C'est un jeune chasseur. Tout le jour, hors d'haleine,


Farouche, il a bravé les flammes de l'été,


Près de la source, enfin, sombre il s'est arrêté,


Ses regards inquiets interrogent la plaine ..


Seul, par les prés fleuris, le cours d’eau se promène


"O bois! dit-il, jadis mes plus chers amours,


Je veux la voir avant de vous fuir pour toujours!


 


"La voir sans être vu". Soudain, sur l'autre rive,


Au galop du coursier la chasseresse arrive,


Fière comme Diane, agreste en ses atours.


De la route ses yeux sondent les verts détours.


Qui donc la suit, craint-elle un témoin invisible?


Le cours d'eau par les prés coule clair et paisible.


 


Et le chasseur tressaille. Une arme est dans sa main.    


Il tourne autour de lui des regards de Caïn;


Il couve à l'horizon sa haine la plus chère;


Sa lèvre aux plis nerveux sourit amèrement,


O solitude, ô bois, sérénité, lumière!. .


Le cours d'eau par les prés coule paisiblement.


 


Il s'éloigne. . , il veut fuir à jamais ce rivage,


Mais sur la route il voit s'élever un nuage,


Et son arme s'abaisse.. un oeil jaloux et sûr


Ajuste.. Le cours d'eau coule riant et pur,


Un radieux silence assoupit le feuillage..


Tout à coup, sous le ciel, un éclair a couru;


Plus de nuage au loin! -personne n'a paru!


 


Imité de Mickiewicz.


 



 


Mickiewicz.


 


A .. .. .. [xxxv]


 


Tu sondes mes yeux, tu soupires - funeste simplicité;


Redoute le poison qui brûle dans les yeux de vipère,


Fuis, avant que ne te gagne le souffle empoisonné,


Si tu ne veux maudire le reste de ta vie.


 


Sincérité - c'est l'unique vertu qui me reste;


Sache qu'un feu indigne tu allumes en mon coeur;


Mais je sais vivre solitaire - et pourquoi à mon déclin,


Un être innocent doit s'emmêler à mon sort?


 


J'aime le plaisir, mais trop fier pour séduire,


Tu es un enfant, - des passions douloureuses m'ont brûlé;


Tu es heureuse, ta place est au banquet de la vie ;


 


La mienne, - au cimetière du passé et des tombes.


Jeune lierre! enlace les verts peupliers,


Laisse aux ronces embrasser les colonnes tombales.


 


 


Lacaussade.


 


LE SECRET


 


Tu veux lire en mes yeux - simplicité funeste! –


Quel secret douloureux je porte au fond du cœur,


Soit! ma sincérité, le seul bien qui me reste,


Contre moi-même, enfant, armera ta candeur.


 


Mortes sont les vertus de mes vertes années!


Dans leur sève j'ai vu mes espoirs se flétrir:


Un songe ardent brûla mes fraîches destinées,


Et mon cœur s'est fermé pour ne se plus rouvrir!


 


Pure et suave enfant, sœur des Grâces décentes,


Ne sème point tes vœux sur un sol dévasté!


Dois-je, débris stérile aux tristesses croissantes,


Mêler ton rêve en fleur à mon aridité?


 


Ma tendresse au bonheur ne te saurait conduire;


Même en tes yeux l'amour me sourirait trop tard,


Fait pour aimer, mon cœur est trop haut pour séduire,


D'un bien qu'il ne peut rendre il ne veut point sa part.


 


A toi mon dévoûment! ta belle âme en est digne;


Mais seul je veux porter le poids des jours derniers.


A quelque noble arbuste enlace, ô jeune vigne!


Ta tête virginale aux rêves printanniers.


 


Ta place est au soleil, moi, la mienne est dans l'ombre.


Fleuris dans la lumière, âme aux espoirs si beaux!


J'appartiens au passé; laisse le cyprès sombre


Ombrager de son deuil la pierre des tombeaux!


 


Imité de Micktewicz.


 




Bibliographie sommaire


 


- Calmettes (F.)  Leconte de Lisle et ses amis. Paris, s.d.


- Levallois (Jules), Etude sur les oeuvres de Laprade, Lacaussade, Leconte de Lisle, dans Le Moniteur du 19 sept. 1859.


- Troubat (J.), Souvenirs du dernier secrétaire de Sainte-Beuve. Paris, C. Lévy, 1890.


- Barquisseau (Raphaël), Le poète Lacaussade et l'exotisme tropical, thèse pour le Doctorat ès Lettres, Paris 1943.


- Foucque (Hippolyte), Les Poètes de l'île Bourbon, Saint-Denis de la Réunion, s. d


- Czapska (Marie), La vie de Mickiewicz, Plon, Paris 1931.


- Kolodziej (Léon), Adam Mickiewicz. éd. P.Seghers,1970


- Mickiewicz, La Tribune des Peuples, Préface de Ladislas Mickiewicz, Paris 1907.


- Marek (E.), Les Sonnets de Crimée d'Adam Mickiewicz, éd. L'Age d’Homme (bilingue), Lausanne 1969.


- Marek (Edmond), Le poète Lacaussade et la Pologne, Fascicule I De la Poésie Polonaise, un article oublié d'Auguste Lacaussade, Lille 1996.


- La Nuit de Noël, une légende de Zygmunt. Krasinski traduite par A. Lacaussade, poète réunionnais. - Répertoire chronologique et présentation par E. Marek, Collection bilingue, Lille 1997.


 




ANNEXE


Cinquieme Salazienne


(Un hymne à la Liberté et à la Pologne)


 


Le lac des Gouyaviers et le Piton d'Anchaîne.


Extraits.


 


Mais quel est ce piton dont le front sourcilleux


Se dresse, monte et va se perdre dans les cieux?


Ce mont pyramidal, c'est le piton d'Anchaine.


De l'esclave indompté brisant la lourde chaîne,


C'est à ce mont inculte, inaccessible, affreux,


Que dans son désespoir un nègre malheureux


Est venu demander sa liberté ravie.


Il féconda ces rocs et leur donna la vie;


Car, pliant son courage à d'utiles labeurs,


Il arrosait le sol de ses libres sueurs.


Il vivait de poissons, de chasse et de racines;


Parfois, dans la forêt ou le creux des ravines,


Aux abeilles des bois il ravissait leur miel,


Ou prenait dans ses lacs le libre oiseau du ciel.


Séparé dans ces lieux de toute créature,


Se nourrissant des dons offerts par la nature,


Africain exposé sur ces mornes déserts


Aux mortelles rigueurs des plus rudes hivers,


Il préférait sa vie incertaine et sauvage


A des jours plus heureux coulés dans l'esclavage;


Et, debout sur ces monts qu'il prenait à témoins,


Souvent il s'écriait : Je suis libre du moins!


Hélas! ô liberté, pour te voir sur la terre,


Il faut gravir des monts les rocs abandonnés!


Tu ne te montres plus sur les bords fortunés


Où la Grèce à ta voix, brisant la tyrannie,


Rayonnait de splendeur, de gloire et de génie.


Où trouver désormais la trace de tes pas?


Tes enfants sont tombés sous le fer du trépas;


Et Salamine encor pleure sur son rivage


Ses beaux jours oubliés dans un vil esclavage.


Sur ce globe asservi tu n'as plus de séjour.


Quel peuple est aujourd'hui digne de ton amour?


Les habitants du Nord, ces Vandales sans gloire,


N'ont pas même en leur cœur conservé ta mémoire;


Chaque jour se vautrant dans la fange et les fers,


Ils ajoutent des rois aux rois qu'ils ont soufferts!


Des illustres Germains ces bâtards sans courage


Ne sont bons qu'à croupir dans un lâche esclavage!


………………………………………………….


Un peuple... mais hélas ! son astre s'est éteint


De tes fils la victoire a trahi le destin;


Et la Pologne a vu la hyène des batailles


De ses derniers enfants dévorer les entrailles,


Et tes maîtres du Nord ont applaudi des mains!


Oui! tyrans sans pitié, tigres à traits humains,


Vous avez applaudi! votre bouche infernale


A souri dans sa joie, à cette heure fatale


Où le Cosaque affreux, de son bras triomphant,


En violant la mère, égorgeait son enfant.


Et nous, peuples abjects, nous, vils troupeaux d'esclaves


Nous n'avons pas su vaincre ou mourir pour ces braves!


Et le ciel, sans s'armer de ces foudres vengeurs,


A souffert les forfaits de ces rois égorgeurs !


Et les esprits heureux, les martyrs et les anges


N'ont pas uni contre eux leurs célestes phalanges!


………………………………………….


Tes fils sont tombés; ils dorment sous leurs armes;   


O liberté, le barde ira verser des larmes


Aux lieux où s'éteignit ton règne le plus beau.


La Pologne n'est plus qu'un immense tombeau,


Et pleurant sur leurs fers, ses vierges désolées


Dans les antres du nord gémissent exilées.       


Leurs yeux flétris, hélas! s'éteignent dans les pleurs,


Comme on voit par degrés le doux éclat des fleurs      


Passer et se faner sous des gouttes d'orage.    


Mais c'est en vain, tyrans, que gorgés de carnage,       


Vous vous osez flatter que vos glaives sanglants          


Ont de la liberté frappé tous les enfants,


Et pour jamais éteint dans le sang des victimes


D'un feu noble et sacré les ardeurs légitimes!   


Sachez qu'il est encor de généreux mortels      


Qui de la liberté serviront les autels!


Qu 'il lui reste les coeurs de ces nobles Anchaines,


Qui sauront secouer le vil poids de leurs chaînes


Et, loin de leurs tyrans, des débris de leurs fers,          


Lui bâtiront un temple au milieu des déserts!



           




Mickiewicz,


Jeune auteur des Sonnets 


Dessin de l'Album de Céline, vers 1827, à St. Petersbourg.


 


 






[i] Dans la Revue des Deux-Mondes, t. 20, 1er déc., 5e livraison, Paris 1839.



[ii] Voir en Annexe l'hymne à la Liberté qui est aussi un hymne à la Pologne, une cinquantaine de vers extraits de la cinquième Salazienne, intitulée "Le lac des Gouyaviers et le Piton d'Anchaine"



[iii] Lettre à Madame Juste Olivier, 20 juin 1840. Elle était avec son mari parmi les admirateurs suisses de Mickiewicz les plus enthousiastes.



[iv] Cité par Ladislas Mickiewicz, le fils du poète, dans la Préface à l'ouvrage inti-tulé La Tribune des Peuples par Adam Mickiewicz. Paris 1907, pp. 34-35.



[v] Voir notre Présentation de La Nuit de Noël, une légende de Z.Krasinki, traduite par A. Lacaussade, poète réunionnais, Collection bilingue, Lille 1997.



[vi] Voir la réédition de l’étude de Lacaussade "De la Poésie Polonaise", dans notre ler fascicule: "Auguste Lacaussade et la Pologne", Lille 1995, p. 9.



[vii] Ibid. p. 10



[viii] Ladislas Mickiewicz, op, cit. P. 54



[ix] Ladislas Mickiewicz, op. cit. p. 57-58.



[x] Raphaël Barquissau, Le poète Lacaussade et l'exotisme tropical, Thèse complémentaire, Paris 1943, p. 66.



[xi] Ladislas Mickiewicz, ibi, p. 35. Les émoluments des rédacteurs assurés par Branicki étaient fort modestes. Mickiewicz touchait 300 francs par mois, Lacaussade 150 francs..



[xii] Ibid, p. 34



[xiii] Ibi, p. 36



[xiv] ibi, Ladislas Mickiewicz, p.37.



[xv] Ibi p. 37 et dans la note 4, Ladislas Mickiewicz ajoute: "Conversation avec Auguste Lacaussade, le 26 novembre 1894, dans son logement 64 Boulevard Saint Michel, écrite sous sa dictée sur sa table. Lacaussade né le l7 février 1817 (sic) à 1’lle Bourbon, mourut à Paris le 31 juillet 1897"



[xvi] Voir notre réédition De la Poésie Polonaise, OP. cit. pp. 19-21.



[xvii] Voir notre fascicule: La Nuit de Noël, une légende de Z. Krasinski, traduite par Auguste Lacaussade, poète réunionnais, Lille 1997.



[xviii] Sainte-Beuve, Nuits d'exil, Les Amours des Anges, Grajina, Poésies par J.C. Ostrowski. Compte-rendu dans Le Polonais, journal des intérêts de la Pologne, T. Vl, Paris juin 1836, pp. 441447.



[xix] Ibi, p.442



[xx] Voir notre édition bilingue de la Nuit de Noël, une légende de Z. Krasinski, traduite par A. Lacaussade poète réuniomlais, Lille 1997



[xxi] Barquisseau, op. cit., p.45.



[xxii] Barquisseau, op. cit. p. 70



[xxiii] Cité par Barquisseau, op. cil. p. 70.



[xxiv] L'Eglise officielle et le Messianisme, p. 17.



[xxv] Cité par Barquisseau, ibi, p. 70.



[xxvi] Voir notre traduction , dans l’édition bilingue, Les Sonnets de Crimée, L'Age d'Homme, Lausanne 1969.



[xxvii] Voir notre étude: "Alpuhara: de la peste à Grenade à la censure du tsar", dans «Annales de l'Université de Toulouse", LITTÉRATURES XIX, t. VIII, 1972, fascicule 2, pp. 17-39.



[xxviii] Sonnets de Crimée, édition bilingue, sonnet VI, Baktchissaraï, p. 53



[xxix] En comparant les deux textes, il faudra se rappeler qu'il ne s'agit ici que d'une traduction philologique (en simple prose française) des six sonnets de Mickiewicz. Pour comparer avec le texte original polonais, consultez notre édition bilingue: Les Sonnets de Crimée, L'Age d'Homme, Lausanne 1969, p. 77.



[xxx] Aïoudagh: promontoire sur la côte méridionale de la Crimée. Mickiewicz, pendant son exil en Russie, a pu visiter la Crimée en septembre-octobre 1825 grâce à l'intervention de ses amis russes.



[xxxi] A l'origine de ce sonnet se trouvent sans doute les souvenirs de la première traversée en mer que Mickiewicz fit d'Odessa à Sébastopol. Un violent orage surprit les voyageurs. Le poète, voulant "contempler à loisir ce curieux spectacle", resta sur le pont et, pour ne pas être balayé par les vagues, demanda aux matelots de le lier à un banc. Trois sonnets (II, III et IV) sont probablement le résultat littéraire de cette mémorable excursion.- Le texte original de la Tempête (Burza), dans notre édition bilingue, op.cit.p.48



[xxxii] Tarcancut: promontoire sur la côte occidentale de la Crimée. - Le texte original du sonnet, dans l'édition bilingue, p. 44.



[xxxiii] ) On trouvera le texte original des trois sonnets suivants dans l'édition: A. Mickiewicz, Poezje wybrane (Poésies choisies), Londyn, Les Danaides p. 45.



[xxxiv] Le texte original du sonnet, dans op. cit., p.38



[xxxv] Texte original dans Poezje wybrane, op. Cit. p. 40



Chantre de la beauté des paysages réunionnais, Auguste Lacaussade n'a jamais connu la gloire. Encore aujourd'hui, sa mémoire reste bien piètrement honorée, si ce n'est par quelques écoles et un boulevard dionysien à son nom. Pour combien de personnes évoque-t-il encore quelque chose ?




"Auguste Lacaussade, qui sent profondément la nature tropicale, a mis sa muse tout entière au service et à la disposition de son pays bien-aimé." En une formule, le critique Sainte-Beuve, dans ses Nouveaux Lundis, a résumé l'apport du poète créole, son ami et secrétaire, à l'histoire littéraire de La Réunion.

DES CONDITIONS DE VIE CHAOTIQUES

C'est dans les premiers balbutiements du XIXe siècle, le 8 février 1815, que le "bâtard" signe son arrivée sur le grand échiquier de la vie. L'Auguste poupon est en effet issu de l'union libre entre une esclave affranchie, Fanny-Lucile Déjardin, et un avocat d'origine bordelaise, le colon Pierre-Augustin Cazenave de Lacaussade. À cette époque, sur l'île de Bourbon, il n'est pas "convenable à un Blanc d'épouser une mulâtresse". Ses origines colorées d'illégitimité empêchent Lacaussade, élève prometteur, d'intégrer le Collège Royal des Colonies fondé en 1818 par le colonel Maingard. L'orgueil blessé, brimé dans les légitimes aspirations de son esprit, l'enfant concevra plus tard une profonde amertume des affres liés à sa naissance. Il s'agit d'une des clés de son œuvre. "Je suis né, je mourrai parmi les révoltés", écrira-t-il.

Son père, atteint d'hémiplégie, perd la tête, mais ses frères aînés veillent et décident de l'envoyer, à l'âge de 10 ans, poursuivre son éducation à Nantes. Sur les bords de la Loire, il lie connaissance avec quelques-uns de ses futurs amis, dont un certain William Falconer, surgi tout droit des brumes écossaises. Révolté par la lâcheté des hommes, exaltant dans ses vers l'énergie et l'amour de la liberté, ce poète vint d'ailleurs finir sa vie à Bourbon. Ses études secondaires tout juste achevées, le jeune Auguste Lacaussade retourne au pays pour faire plaisir à sa mère. Mal à l'aise en raison des préjugés raciaux, horripilé par un avenir tout tracé de clerc de notaire, il met néanmoins à profit ce séjour de deux ans pour retrouver ses sensations d'enfant devant montagnes, forêts et cultures exotiques. Et son esprit, affiné, saisit davantage le charme des tropiques. Selon la tradition, un ancien ingénieur du nom de Gaudin l'initie alors à l'art poétique. Bridé par le contexte local, Lacaussade est conscient de devoir repartir vers la France s'il veut exprimer pleinement son talent et surtout combattre efficacement en faveur de l'abolition de l'esclavage. Le prétexte lui est fourni par de supposées études de médecine. "Sa mère n'ignorait cependant pas qu'il brûlait de fuir une société marâtre et de se jeter dans la mêlée littéraire", lit-on chez Raphaël Barquissau, son biographe. Là-bas, Lacaussade débute par des vers insérés dans la Revue de Paris, l'organe officiel des romantiques. Son existence est chaotique, le dénuement le guette. "Il a dû mener une vie très active, quand l'hiver ne le paralysait pas, et très modeste, soutenu par les envois de sa mère et d'un des frères", pense Barquissau. Des lueurs d'espoir apparaissent en 1839. Une année à marquer d'une pierre blanche. Auguste épouse Laure-Lucie Deniau, dont il aura une fille ainsi que deux autres enfants morts en bas âge, des deuils qui ne feront qu'attiser son pessimisme naturel. Surtout, il publie son premier recueil, intitulé Les Salaziennes et dédicacé à Victor Hugo, sa référence. Davantage sûr de lui, affirmé, ce passionné d'auteurs britanniques traduit brillamment Ossian en 1841. Ossian, "le barde écossais", alias James McPherson, dont les poèmes épiques rencontrent un immense succès en Grande-Bretagne. Plus tard, Lacaussade accrochera aussi Léopardi et Anacréon à son tableau de chasse.

JOURNALISTE ET MILITANT POUR L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE

Un ultime voyage à Bourbon, afin d'enterrer sa sœur, lui permet d'engranger des impressions durables, terreau d'œuvres définitives. Dix ans plus tard, en 1852, paraissent ses pièces majeures, rassemblées sous le titre Poèmes et paysages. Certaines, parmi les plus belles (Souvenirs d'enfance, Ma fille, Le Champborne, etc.), ont été simplement, et efficacement, retravaillées depuis Les Salaziennes. Lacaussade, dont-on évoque parfois l'éventuelle filiation maternelle avec Evariste de Parny, peut enfin se targuer d'appartenir au cercle fermé des poètes reconnus. "Pour lui, la poésie ne pouvait se borner à un puéril jeu de rythmes et de cadences. Sa mission était plus haute et son rôle d'être réparatrice, consolatrice, partout et toujours utile dans le sens du développement intellectuel et moral", relève-t-on dans la Revue des colonies françaises. Installé définitivement en France, Lacaussade, ardent républicain, entre gaillardement sur la scène politique au moment de la Révolution de 1848. Il rejoint le groupe d'abolitionnistes groupé autour de Schoelcher, parmi lesquels des hommes de l'envergure de Tocqueville, Ledru-Rollin ou Arago. Le gouvernement provisoire proclame le principe de libération des esclaves puis hésite et tente de retarder sa mise en application. Les jeunes créoles de Paris signent une pétition. La victoire est au bout. Lacaussade jubile. Les esclaves qu'il "aimait et dont il se sentait aimé", ces hommes sources d'inspiration de ses plus beaux vers "au sort d'animaux appartenant à d'autres hommes pour lesquels ils sont obligés de travailler à perpétuité", sont enfin libérés de leurs chaînes. La fin de la IIe République, renversée par le coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851, sonne le glas des ambitions politiques de Lacaussade. Parallèment, il s'était aussi lancé dans le journalisme. D'abord collaborateur à la Revue des Deux mondes et à la Revue Nouvelle, il fut nommé ensuite directeur d'un journal de Vannes, La Concorde, titre qui périclita rapidement, faute de moyens et de lecteurs. Il abandonne aussi cette activité, hors un bref passage à la tête de la Revue Contemporaine (1859), pour se consacrer corps et âme à la poésie.

UN VIEILLARD HARGNEUX ET TACITURNE

La Légion d'honneur, la pension votée en 1853 par le Conseil Colonial de La Réunion, récompensent son talent. Malgré tout, Lacaussade vit mal l'humiliation d'être toujours rélégué au second rang par le brio de Leconte de Lisle (voir ci-dessous). Les Épaves paraissent en 1861. Le ton est plus désenchanté. Un ressort se brise. Lacaussade ravale ses ambitions et mène, à partir de 1872, une vie monotone au poste de bibliothécaire du Sénat. "Dans les toutes dernières années de sa vie, son caractère naturellement bon s'aigrit et il devient inabordable", écrit Barquissau. "Le petit vieillard hargneux et taciturne n'a jamais accepté sa défaite", ajoutera même Marcel Gaultier, dans sa critique de l'ouvrage que lui consacre Barquissau. N'empêche qu'il reste, comme le dira si bien Claude Fruteau, "celui de tous nos écrivains reconnus qui aura manifesté le plus clairement la conscience d'une différence, faisant passer à travers ses évocations enchantées ou douloureuses l'âme même de notre pays. À ce titre, nous n'hésiterons pas à le reconnaître comme le véritable père de la Créolie".


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