Vincent3
Cher Charles,
J'ai lu avec attention les pages envoyées et reçu les commentaires de Claire. J'ai en effet un peu tardé, entre autres, parce que j'ai réfléchi. Je crois en effet que ton travail promet d'apporter des éclairages historiographiques très nouveaux et importants sur le règne de Louis XIV. Il ne faut donc pas rater le but in extremis à cause d'un positionnement imprécis du sujet.
C'est vrai que l'introduction ne va pas et va même de moins en moins.
A y bien réfléchir, le tableau de Loto, que j'adore et que j'utilisais jadis dans un cours sur les relations de clientèle, fait référence à un monde enchanté qui n'est plus celui de Louis XIV finissant. Cette toile ne pouvait donc être réalisée par Le Brun ou Rigaud (p. 3). D'autre part, Antonin est un des grands théologiens du Moyen Age, c'est un personnage qu'on ne manie pas facilement, et c'est toute la question de la sainteté qui est au coeur de la représentation de Loto. Rien en place, de ce point de vue, chez Desmarets ou Chamillart !! L'idéal d'une monarchie directe (« les audiances publiques de Louis XIV ») bloque en effet la représentation de l'intercession ministérielle. La théologie du XVIIe siècle s'intéresse plus au rapport que le chrétien noue personnellement avec Dieu qu'à la communion des saints. Et pourtant les pratiques politiques reposent bien sur un système généralisé d'intercession politique. Il vaut donc mieux laisser tomber L. Loto. La question de l'intercession doit être abordée par ta thèse, mais pas au début, j'y reviendrais, comme tu aimes trop à dire.
Quant à la suite de la présente « introduction », elle contient deux objets de statut bien différents : la présentation du contrôle général est un des préalables de l'étude. Il doit donc venir tôt dans l'exposé. Mais est-il utile de reprendre un historique qui traîne partout et n'est pas pour autant convainquant. Ceux qui portèrent le titre de contrôleur général avant Colbert exerçaient des fonctions qui avaient à peu près rien à voir avec celles qu'il exerça. La réorganisation louis-quatorzienne est bien une rupture. Donner au principal ministre le titre d'une fonction jusqu'alors subordonnée, malgré son importance, est en soi une proclamation du gouvernement personnel. On retrouve la difficulté que j'énonçais il y a un instant : les représentations symboliques qu'entend imposer le discours royal ne coïncide pas ou pas complètement avec les pratiques gouvernementales. Le second objet, cette sorte de galerie de portraits assez superficiels, doit à mon avis être supprimé : il n'a de place dans une thèse que si tu le relies directement à la problématique que tu entends traiter. Peut-être en conclusion pourras-tu expliquer ce qui dans les résultats de ton travail permet de préciser ou de modifier les portraits historiographiques traditionnels des contrôleurs généraux. Tu es amené à présenter les différents contrôleurs généraux, soit en réfléchissant sur la constitution des sources, soit en présentant le système des sollicitations et son évolution en fonction des changements dans le personnel politique.
J'en viens à ma préoccupation essentielle à la lecture de ces pages. Les remarques de Claire m'ont permis de mieux comprendre que tu avais encore quelques incertitudes sur les chemins qu'allait emprunter ta démonstration. Je ne me souviens pas des commentaires que je t'avais adressés sur ton plan, mais je me souviens du sentiment que j'avais alors ressenti, celui d'un certain flottement. Il se résume à une méprise que j'ai enfin comprise : tu crois et veux faire une histoire institutionnelle, alors que ton sujet porte en fait sur l'histoire sociale des pratiques politiques, ce qui est beaucoup plus original et intéressant.
Reprenons le chapitre intitulé « méthodologie ». Je ne vois toujours pas, et pas plus que Claire, le sens de la présentation historiographique que tu fais : elle est purement et simplement à supprimer dans l'état actuel, par ce qu'elle n'est pas pertinente à ton objet. Il faut que tu reprennes la question historiographique dans une autre perspective : c'est la suggestion que j'annonçais au début de ces remarques. La question de l'intercession renvoie à celle des clientèles : elle manifeste le choix de la part des sujets de ne pas recourir aux formes ordinaires de l'administration, mais d'entrer dans une relation personnelle avec le ministre, comme représentant de la personne royale. C'est parfaitement clair pour cette Marie Martin (de Compiègne) que tu cites au début du chapitre dit « premier » : victime d'une tentative d'assassinat, à ce qu'elle dit, elle aurait dû s'adresser à la justice ordinaire, même si sa partie était un officier de finance (je n'entre pas dans le côté peu vraisemblable de l'affaire qui renvoie sans doute à un conflit local entre le prévôt de la ville et le receveur du domaine). Or passer par dessus les procédures ordinaires est un projet fondamental de l'absolutisme et le gouvernement royal crée là une complicité fondamentale avec les sujets toujours enclins à ne pas suivre les voies ordinaires, trop lentes et lourdes, trop soumises aussi aux rapports de forces locaux. Le sujet principal de ta thèse porte donc, me semble-t-il, sur l'étude des relations de clientèle, telles qu'elles se tissent au quotidien dans le fonctionnement du pouvoir central (cela résulte clairement de l'analyse que tu donnes dans le développement intitulé « une pratique officialisée »).
Mes propositions sont donc les suivantes :
1/ Réécrire une introduction historiographique où tu discuterai les interprétations dites révisionnistes du règne de Louis XIV (R. Mettam, D. Henshall, et, dans une toute autre perspective, W. Beik) et la thèse générale de Sharon Kettering sur les mutations du système clientélaire sous Louis XIV en raison de la centralisation des réseaux sur la personne royale. Je crois que tu pourrais annoncer une interprétation nouvelle : la centralisation se fait bien au niveau des bureaux ministériels, donc de l'appareil administratif du gouvernement extraordinaire, et loin d'affaiblir le pouvoir central, le jeu des clientèles le renforce précisément à travers cette canalisation par la sollicitation. Cela permettrait, selon le voeu de Claire, de situer chronologiquement ta problématique et cela par rapport aux débats les plus actuels sur le caractère de la monarchie louis-quatorzienne. Cela te semble-t-il pertinent et cela semble-t-il pertinent à Claire ? La question de l'univers épistolaire pourrait aussi trouver place dans l'introduction (je n'en suis pas sûr, car elle pourrait illustrer aussi la réflexion méthodologique sur les sources au chapitre 1 (nouveau)).
2/ Je persiste à trouver excellente toute la seconde partie du chapitre (?) dit « méthodologie ». Comme Claire, je pense qu'elle doit devenir le coeur d'un premier chapitre définissant la « sollicitation ministérielle », non en théorie, mais par rapport aux sources qui permettent de l'étudier. Ici tu as esquissé, par l'étude de leur attitude à l'égard des archives qu'ils produisaient, le profil des divers contrôleurs généraux, en particulier l'originalité de Desmarests. Tu pourrais réinjecter ici les informations politiques conventionnelles que tu as développées dans l'introduction, discrètement, sans trop faire usage des anecdotes, dont certaines sont éculées, et sans reprendre les « jugements » politiques dont les historiens n'ont pas été avares sur ces ministres, reprenant d'ailleurs pour l'essentiel Saint-Simon et Dangeau, etc., qui, eux, sont de vraies sources. A ce propos, il me semble qu'il faudrait que tu prennes une connaissance plus personnelle des Mémoires des Saint-Simon, que tu cites souvent de seconde main, alors qu'ils t'apporteraient sans doute un point de vue original sur l'ensemble du système de sollicitation. Il faudrait que tu adjoignes à l'analyse des sources la description de la typologie des modes d'adresse au contrôleur général (que tu annonces note 7, p. 58, actuelle) et la présentation des acteurs du système : le « particulier » (sur ce concept opposé à « public », voir les réflexions d'Hélène Merlin, dans L'absolutisme dans les lettres (aux Belles Lettres, 2000, si je ne me trompe), l'intendant, le ministre et ses commis...
3/ J'ai bien aimé le chapitre dit « premier », qui deviendrait « deux ». Il me semble cependant que ton analyse statistique est superficielle et n'épuise pas loin de là, l'information que le traitement informatique te permettrait de tirer des données formalisées que tu as produites. Je ne suis certes pas un spécialiste, mais je pense que tu pourrais ainsi conforter certaines de tes intuitions (la place éminente des localités où existait un appareil politique développé (cours de justice, administration fiscale, etc.). Et que tu découvrirais aussi des points de vue nouveaux, peut-être même quelques-uns des principes qui gouvernent le recours à la sollicitation ministérielle, plutôt qu'aux formes ordinaires de l'administration. La géographie de la sollicitation que tu esquisses est loin d'être sans importance : elle permet de poser concrètement la question clef des progrès de la centralisation sous Louis XIV (cf. les célèbres analyses de Tocqueville que tu gagnerais à méditer). La place modeste de la généralité de Riom, pourtant du ressort du parlement de Paris, fait penser à une sous-administration et à une méfiance plus grande par rapport à l'Etat monarchique (cf. les grands jours d'Auvergne qui précèdent de finalement peu la période que tu abordes). Tout cela sous toutes réserves ! Au fait connais-tu les travaux que Bernard Lepetit avait consacrés aux villes du XVIIIe siècle et à la structuration de l'espace français ?
Bref, je suggère que tu te livres à une analyse factorielle en codant les informations que tu as déjà parfaitement formalisées pour la saisie. Si tu ne trouves pas d'aide sur place au Québec (cela m'étonnerait), je pourrais transmettre les données à Paris (et en discuter avec mon collègue Michel Demonet). Il faut surtout bien réfléchir au codage et à ce qu'on code. De ce point de vue, tu n'as pas élucidé le rôle de l'intendant, personnage que tu subodores, à raison sans doute, être la clef de voûte du système. Ne pourrait-on présenter l'hypothèse que certains intendants efficaces bloquent la sollicitation ministérielle en répondant eux-mêmes, dans la mesure de leurs compétences, aux demandes des particuliers ? Malheureusement cette hypothèse implique des recherches que tu n'as pas le temps de faire.
4/ Enfin quelques remarques de détail : je trouve désagréable que tu écrives « soit-disant » et encore plus que tu construises mal le verbe enjoindre d'ailleurs peu adapté à la situation décrite (début du chapitre « premier »). Il me semble qu'il faut écrire Le Peletier (il signait ainsi et cette graphie distingue la famille de celle des Le Pelletier de Châteaupoissy ; voir l'usage adopté pour les célébrités de la famille, en particulier Saint-Fargeau)... Enfin évoquer comme tu le fais le maréchal de Noailles, un des plus importants ministres des débuts de la Régence (président du Conseil des finances, précisément), est trop rapide. Je t'envoie par la poste l'exemplaire annoté de ton travail : tu y trouveras quelques remarques ou corrections et tu verras aussi comment la lecture de ces pages m'a orienté vers les suggestions que je présente ici.
Dans l'immédiat, je voudrais que nous discutions entre Claire, toi et moi, du plan et de l'état d'avancement de ton travail. J'ai conscience que mes remarques sont un peu négatives quant à l'effort d'écriture considérable que tu as produit (en particulier dans cette introduction où tu sembles t'être perdu). Mais c'est reculer pour mieux sauter. Tout cela est un peu ma faute : j'ai suivi ton raisonnement en le respectant alors qu'il est opportun, me semble-t-il, de le déplacer en focalisant la problématique sur la question de l'usage politique des clientèles par les particuliers, un renversement important par rapport à la vision traditionnelle qui en fait un instrument de pouvoir descendant du haut vers le bas.
Courage ! Bien amicalement
Robert
© Robert Descimon 1999-2006