Loyseau3
Dignité contre vénalité.
L'oeuvre de Charles Loyseau (1564-1627) entre science du droit et science des saints
Ce qu'en 1935, Pierre Mesnard nommait « l'essor de la philosophie politique du XVIe siècle » fut l'aventure collective d'une longue « Renaissance »
Pierre MESNARD, L'essor de la philosophie politique au XVIe siècle, Paris, Boivin, 1936 (Vrin, 1977). Pour le lecteur français, cette synthèse européenne qui ne fait d'ailleurs pas place aux livres de Loyseau, reste une des meilleures introductions au mouvement des idées de la Renaissance. Voir, plus récemment, Nannerl O. KEOHANE, Philosophy of the State in France from Renaissance to Enlightenment, Princeton, Princeton University Press, 1980 ; James H. BURNS (dir.), Histoire de la pensée politique moderne, Paris, PUF, 1997 (éd. anglaise, 1991) ; l'interprétation la plus en vogue et la plus autorisée de la pensée politique du Moyen Age à la fin de la Renaissance est aujourd'hui celle de Quentin SKINNER, The Foundations of Modern Political Thought, Cambridge, Cambridge Univesity Press, 2 vol., 1978 (trad. franç., Paris, A. Michel, 2000). Seule Keohane consacre quelques lignes à Loyseau. La prolifération des livres et des traductions dans le domaine de la philosophie politique en France est aujourd'hui extraordinaire.. En France, elle irait de Claude de Seyssel (1450-1520) et sa Monarchie de France (1514), publiée assez mal en 1519, à Cardin Le Bret (1558-1655) et sa Souveraineté du roi (1632), en passant par Jean Bodin (1529-1596), auteur de la République (1576), que l'on crédite à juste titre d'avoir donné son expression rationnelle au concept de souveraineté
Cette assertion est très discutée. Dans mon esprit, elle ne signifie pas que la notion de souveraineté, dans des usages moins rigoureux, n'ait pas été connue par la pensée médiévale. Quant au « rationalisme » de Bodin dans sa République, il est d'ordre strictement linguistique, l'action politique de Bodin ayant toujours été marquée par un illogisme absurde du point de vue des théories qu'il avait par ailleurs émises et sa pensée même (Démonomanie des sorciers, etc.), aux antipodes de ce que notre temps considère comme un raisonnement critique, reflète le trouble existentiel qui caractérisait le XVIe siècle. Du point de vue contextuel de l'historien, la plupart des commentaires consacrés à la modernité de l'oeuvre de Bodin paraissent extravagants.. En Europe, elle va de Machiavel à Hobbes, auteurs autrement plus prestigieux qui ouvrent des horizons herméneutiques dont l'actualité reste aujourd'hui entière. Charles Loyseau se situe vers la fin de cette époque de la pensée occidentale, à l'intérieur de ce que l'on pourrait nommer « le moment bodinien », par référence au célèbre livre de Pocock, Le moment machiavélien
John G. A. POCOCK, Le moment machiavélien, Paris, PUF, 1997 (éd. américaine, 1975), p. XLVII-L, affirme qu'il existe « certains modèles perdurant dans la conscience temporelle des Européens des époques médiévale et moderne ». Le « moment machiavélien », pour Pocock, voit migrer le problème de la république depuis Florence, à la fin du XVe siècle, à l'Angleterre du XVIIe et aux Etats-Unis d'Amérique, où il garde son actualité. Voir ID., « The Machiavellian Moment Revisited : A Study in History and Ideology », Journal of Modern History, 53, 1981, p. 49-72.. Dans une perspective plus directement inspirée de Skinner
Mark BEVIR, The Logic of the History of Ideas, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, a opposé, peut-être assez artificiellement, les deux auteurs. Voir John G. A. POCOCK, « The Concept of a Language and the métier d'historien : some considerations on practice », dans Anthony PAGDEN (éd.), The Languages of Political Theory in Early-Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1987, p. 19-38 et Quentin SKINNER, « Language and Political Change », dans Terence BALL, James FARR et Russell L. HANSON (éds), Political Innovation and Conceptual Change, Cambridge, Cambridge University Press, 1989, p. 6-23., on propose de considérer le « moment bodinien » (et la monarchie absolue) comme une alternative qui absorba longtemps le « moment machiavélien » (et la république). Le caractère crucial ou urgent des problèmes qui produisent ces « moments » est historiquement déterminé
La courte étude de Salvo MASTELLONE, « Miti politici et modelli statali tra Cinque e Seicento », Annali dell'Istituto storico italico-germanico in Trento, 2, 1978, envisage la compétition de ces « moments » plus largement que Pocock, lequel fait non seulement l'impasse sur le modèle républicain français issu des Lumières et de la Révolution, mais aussi sur le modèle républicain hollandais et l'oeuvre de Johannes Althusius (Politica methodice digesta (1603, puis 1614)) qui, comme celle de Loyseau, établit un dialogue permanent avec Bodin.. Une démarche contextuelle, tâchant de restituer les significations d'une oeuvre pour les lecteurs qui lui sont contemporains, se garde bien de partir de la problématique des fondations conceptuelles et des héritages, caractéristique de la philosophie des idées tournée prioritairement vers notre présent qu'elle justifie en prétendant l'expliquer
Les enjeux de cette querelle de méthode s'expriment bien dans la controverse « Aux origines de la politique moderne : Hobbes », dans Le Débat, 96, 1997, p. 90-120, où s'affrontent les points de vue alternés de Charles-Yves Zarka, attaché à la tradition française d'histoire des idées, et de Quentin Skinner, tenant d'une approche contextuelle.. Chez Loyseau, qui développe le moment bodinien, l'opposition morale entre vertu et commerce (ou « corruption ») est pensée à travers le vocabulaire social de la dignité (dignitas) et de la vénalité (ou « seigneurie »)
Salvo MASTELLONE, Venalità e Machiavellismo in Francia (1572-1610), Florence, Olschki, 1972, p. 211-231. Cependant Mastellone utilise machiavélisme au sens des Anti-Machiavel et la pertinence de son analyse ne recoupe qu'aux marges le projet esquissé dans la présente contribution.. L'oeuvre de Loyseau se construit comme une dialectique entre ces deux termes, dont il ne saurait être question ici de faire l'histoire conceptuelle
Je connais mal, par ignorance de la langue allemande, les travaux de la Begriffsgeschichte. L'approche la plus suggestive de la notion de dignité en liaison avec le concept de persona ficta se trouve chez Ernst KANTOROWICZ, Les deux corps du roi, Paris, Gallimard, 1989 (éd. américaine 1957).. Leur opposition est un topos : « pecunia omnium dignitatem exaequat », dit Cicéron (Att., IV, 15, 7)
Joseph HELLEGOUARC'H, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, « Les Belles Lettres », 1963, p. 388-424, qualifie la dignité comme « l'expression la plus parfaite de la prééminence politique », « la dignitas est d'abord la qualité de celui qui est digne de remplir une fonction ». Par cette correspondance, qui est d'ordre relationnel plutôt que moral, la dignitas établit un lien intime avec la fides, mais aussi la virtus dont elle « est la métamorphose sociale » (p. 398-9).. La notion de dignité, tellement développée par saint Thomas d'Aquin, a une portée socio-historique plus large que celle de « vertu ». Quant à la vénalité, il est revenu à Wolfgang Reinhard, dès 1974, de montrer la généralité de ses applications et implications dans l'Europe moderne
Wolfgang REINHARD, « Staatsmacht als Kreditproblem. Zur Struktur und Funktion des frühneuzeitlichen Ämterhandels », Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtschaftsgeschichte, 61, 1974, p. 289-319, trad fr. dans Papauté confessions modernité, Paris, Editions de l'EHESS, 1998, p. 137-153. .
A l'échelle de la France (il ne traduisit pas ses livres en latin), Loyseau est un auteur important, dont l'oeuvre, parfois jugée rebutante par sa technicité juridique, reste d'un volume raisonnable (un fort in-folio)
Aperçu d'ensemble dans Brigitte BASDEVANT-GAUDEMET, Aux origines de l'Etat moderne : Charles Loyseau (1564-1627), théoricien de la puissance publique, Paris, Economica, 1976. Jean LELONG, La vie et les oeuvres de Loyseau (1564-1627), Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1909, reste précieux.. Elle comporte deux traités de jeunesse : 1595, le Traité de la garantie des rentes, et, 1597, le Traité du déguerpissement ; une sorte de prélude (Discours sur l'abus des justices de village (1603) et sa Suite (1604)) qui annonce une trilogie qui eut un incontestable retentissement : le Traité des seigneuries (1608), le Traité des Offices et le Traité des ordres (1610), ces deux derniers n'ayant jamais eu d'édition séparée. Ces trois traités (1613, 1620), puis les Œuvres complètes (1640, 1660, 1678) furent désormais publiées régulièrement jusqu'à l'édition de Lyon, en 1701, l'édition princeps étant celle que donna Claude Joly (frère du gendre de Loyseau)
Claude Joly, juriste et chanoine de Notre-Dame, était le frère de Guillaume Joly, avocat, gendre de Loyseau. Sur son oeuvre de théoricien de la Fronde, voir Jean-Baptiste BRISSAUD, Un libéral au XVIIe siècle : Claude Joly (1607-1700), Paris, Fontemoing, 1898., en 1666, chez Auboin, avec un Eloge de Loyseau. Les trois grands traités furent rédigés ensemble, probablement à partir de 1603, durant le séjour que fit cet avocat parisien originaire de la région de Dreux, à Châteaudun, dont il était bailli pour la duchesse de Longueville. Rentré à Paris en 1610, il exerça l'activité d'avocat consultant jusqu'à sa mort en 1627, sans éprouver le besoin d'ajouter une seule ligne à son oeuvre. C'est là un indice que Loyseau avait eu quelque chose à dire, un problème qui le lancinait à résoudre, et, qu'une fois ce problème résolu, il ne sentit plus aucune nécessité personnelle de poursuivre son activité d'écriture. Ce sens intérieur d'une oeuvre dont l'intentionnalité est peu douteuse
Quentin SKINNER, « Motives, intentions and the interpretation of texts », dans James TULLY (éd.), Meaning and Context. Quentin Skinner and his critics, Cambridge, Polity Press, 1988, p. 76, notait : « il entre dans les devoirs de l'interprète de découvrir ce qu'il en est des intentions de l'auteur lorsqu'il est en train d'écrire ce qu'il écrit ». La question de l'intentionnalité de l'auteur a jadis alimenté bien des débats autour de l'oeuvre de Skinner. est l'objet de cette étude, qui postule que la conscience qu'avait Loyseau de ce qu'il faisait en écrivant n'éclaire pas la totalité de ses propos, en particulier de leur part qui lui tenait le plus existentiellement à coeur.
La pensée de Loyseau se nourrissait à trois traditions culturelles et conceptuelles : le commentaire savant du droit, science des jurisconsultes parmi lesquels il revendiquait sa place, science encore princesse au temps de sa jeunesse
Donald KELLEY, en particulier, « Jurisconsultus perfectus : The Lawyer as Renaissance Man », Journal of the Warburg Courtauld Institutes, 51, 1988, p. 84-102, repris dans The Writing of History and the Study of Law, Londres, Variorum, 1997, n° XIII et « Vera Philosophia : The Philosophical Signifiance of Renaissance Jurisprudence », Journal of the History of Philosophy, XIV, 1976, p. 267-279, repris dans History, Law and the Human Sciences, Londres, Variorum, 1984, n° IV., la philosophie d'Aristote qu'il défend contre les nouveautés, enfin, l'enseignement mystique de Denys l'Aréopagite.
1. On ne peut que tomber d'accord avec H. A. Lloyd, quand, après avoir exposé les lectures sociologiques d'historiens du XXe siècle, comme Roland Mousnier ou Boris Porchnev, il juge que Loyseau est « tristement incompris ». Lire l'oeuvre de Loyseau comme un manifeste de l'absolutisme prémonitoire de la politique de Richelieu et de Louis XIV semble un anachronisme. Pour Lloyd, le but d'écriture de Loyseau était de « justifier la monarchie absolue dans sa sphère propre, la sphère de la fonction publique, identifiable avec l'office »
Howell A. LLOYD, « The Political Thought of Charles Loyseau (1564-1627)”, European Studies Review, 11, 1981, p. 57 et 75. L'article de Lloyd constitue la lecture la plus pertinente de l'oeuvre de Loyseau. On peut se référer aussi à l'introduction qu'il a donnée à sa traduction en anglais du Traité des Ordres, A Treatise of Orders and Plain Dignities, Cambridge, Cambridge Texts in the History of Political Thought, Cambridge University Press, 1994, p. XI-XXV.. Mais une telle visée apparaît relativement peu spécifique, elle relève d'un des objets traditionnels de la scientia juris depuis ses origines médiévales. Alors que les guerres de Religion avaient provoqué un redéploiement profond des justifications et des pratiques du gouvernement monarchique en France, Loyseau semble avoir commencé son Traité des offices dans les temps où le « droit annuel » (1604, après une lutte de plusieurs années entre Sully et le chancelier Bellièvre), unifiait les statuts juridiques des offices de justice et de finance, autorisait une quasi-hérédité des offices, consolidait la dette publique et officialisait une vénalité publique et légale, débarrassée des pratiques coutumières qui l'avaient dominée jusqu'à Henri IV. Loyseau polémique ouvertement contre l'instauration de la vénalité légale et ceux qui lisent son Traité comme une description juridique objective ne perçoivent pas la prise de parti qui conduit Loyseau à ignorer toute la pratique du trésor des parties casuelles, telle qu'elle s'était mise en place depuis Charles IX, au moins, et qu'elle se modernisait sous Henri IV
Roland MOUSNIER, La vénalité des offices sous Henri IV et Louis XIII, 2e éd., Paris, PUF, 1971. Robert DESCIMON, « La vénalité des offices et la construction de l'Etat dans la France moderne. Des problèmes de la représentation symbolique aux problèmes du coût social du pouvoir », dans Les figures de l'administrateur. Institutions, réseaux, pouvoirs en Espagne, en France et au Portugal, Robert DESCIMON, Jean-Frédéric SCHAUB, Bernard VINCENT (dir.), Paris, éd. de l'EHESS, 1997, p. 77-93.. A ce titre, la trilogie de Loyseau s'inscrit dans la politique de son temps comme une interrogation sur les mutations fondamentales que les nouvelles pratiques financières depuis les réformes de François Ier (1523) faisaient subir aux justifications transcendantes du régime monarchique. Cette simple considération ouvre la voie d'une analyse contextuelle et permet de concilier les deux affirmations contradictoires d'Henri Sée, qui voyait en Loyseau un « théoricien à l'esprit scientifique » qui se proposait de définir « le caractère essentiel de l'Etat »
Henri SéE, Les idées politiques en France au XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1922, p. 22. et de Salvo Mastellone, qui insistait sur le caractère polémique de l'oeuvre de Loyseau et sur sa faculté à modifier ses propres positions
Salvo MASTELLONE, « Introduzione al pensiero politico di Charles Loyseau », Critica storica, 4, 1965, p. 455.. Loyseau se place dans une tradition, mais il entend bien la déplacer en écrivant.
A/ La science du droit est, à proprement parler, la matière des traités de Loyseau. Elle inscrit l'auteur au sein du mos gallicus
Vincenzo PIANO MORTARI, Diritto romano e diritto nazionale in Francia nel secolo XVI, Milan, Giuffrè, 1962, donne une excellente analyse des enjeux de l'opposition entre mos italicus et mos gallicus. Pierre LEGENDRE, « La France et Bartole », dans Bartolo de Sassoferrato, Milan, Giuffrè, 1961, p. 131-172., mais sans rejet affirmé des enseignements des post-glossateurs, en particulier Bartole et Balde
Il faut suivre ici Myron Piper GILMORE, Argument from Roman Law in Political Thought, Cambridge, Harvard University Press, 1941. et avec une connaissance approfondie du droit savant médiéval
La comparaison s'impose avec Jean Bodin (Ralph E. GIESEY, « Medieval Jurisprudence in Bodin's Concept of Sovereignty », dans Jean Bodin : Verhandlungen der Internationalen Bodin Tagung, H. DENZER (éd.), Munich, Beck, 1973, p. 167-186)., quoique Loyseau montre une volonté très remarquable de citer les sources du droit romain (les compilateurs de Justinien) autant et plutôt que les commentaires médiévaux. Il ignore presque les juristes italiens non francisés et dialogue avant tout avec Bacquet et Choppin (27 références à chacun), Du Moulin (24) et Bodin (23)
Ces calculs d'après Brigitte BASDEVANT-GAUDEMET, op. cit., p. 60, pour les traités des seigneuries et des offices et Howell A. LLOYD, op. cit., index, pour celui des ordres., pour les réfuter ou pour se renforcer de leur autorité. Ces références témoignent de l'inscription de Loyseau dans les débats français du XVIe siècle et de sa volonté d'apporter sa pierre à la publicisation de la personne royale qui institue la monarchie en système légal et légaliste où le pouvoir législatif absolu du roi est la source et la garantie des droits des sujets et exclut un usage à des fins privées (« monarchie seigneuriale », vénalité privée) de l'autorité souveraine
William F. CHURCH, Constitutional Thought in Sixteenth-Century France, Cambridge, Harvard University Press, 1941, p. 315-325, qui va jusqu'à trouver Loyseau techniquement supérieur à Bodin, l'inventivité et l'imagination en moins, dirons-nous. . Loyseau retient une double conséquence du renversement épistémologique opéré par Bodin quand il substituait la souveraineté à l'imperium comme fondement de l'autorité monarchique : la puissance du roi fait de lui l'officier de Dieu sur terre et « la puissance des magistrats sur les particuliers » (c'est le titre du chapitre 5 du livre III de la République de Bodin) leur vient comme une émanation de l'autorité souveraine et ils n'ont donc pas d'imperium propre.
B/ La définition de l'office donne une illustration frappante du projet original de Loyseau. Après avoir critiqué les autres approches, en particulier celles de ses devanciers immédiats, il faisait mine, non sans coquetterie, de trouver chez Callistrate, jurisconsulte du temps des Sévère (3e siècle), la bonne définition de l'office : « honor est administratio reipublicae cum dignitatis gradu » (Digesta, L, 4, 14)
Les Digesta seu Pandectae Justiniani Augusti, L, 4 (De muneribus et honoribus) (éd. Theodor MOMMSEN, t. II, Berlin, 1870, p. 914) précisent « honor municipalis » et ajoutent « sive cum sumptu, sive sine erogatione contingens ». Loyseau a donc gommé le caractère municipal et liturgique de la réflexion de Callistrate.. Cette définition, s'extasiait Loyseau, « comprend en trois mots toute sa nature », mais il ajoutait aussitôt qu'il fallait « renverser » cette définition pour la rendre « du tout parfaite, sans rien changer de ces mots » et propose alors sa propre définition : « dignité avec fonction publique » (Offices, I, 1 § 96-97 et 99-100). Cette définition était révolutionnaire : elle allait directement à l'encontre de l'enseignement de Bartole qui disait : « proprie enim loquendo, aliud est officium, aliud est dignitas », décrivait des offices sans dignité et des offices avec dignité annexée, assimilait la dignitas sine administratione à la nobilitas et concluait : « omnis carens dignitate est plebeius » ; ou, moins nettement, de l'enseignement de Balde qui écrivait : « dignitas est in habendo officium et in illum exequendo ». Loyseau était plus proche des canonistes prompts à assimiler officium et dignitas
Gianluigi BARNI, « Appunti sui concetti di dignitas, nobilitas, officium in Bartolo di Sassoferrato », Archivio giuridico, 24, 1958, p. 130-144. Claudio DONATI, L'idea di nobiltà in Italia, Bari, Laterza, 1988, p. 1-28. Mario ASCHERI, Diritto medievale e moderno. Problemi del processo, della cultura e delle fonti giuridiche, Rimini, Maggioli editore, 1991, p. 55-80.. Car l'enjeu de la définition de l'office touchait aussi la fonction royale.
En fait, Loyseau offrait une synthèse originale en définissant la royauté comme « office seigneurial » et en refusant de confondre le roi de France avec un « simple prince », qui, non souverain, est seulement officier (Offices, II, 2). « Neanmoins, écrivait-il, il est vrai que les rois ont encore plus de marques et proprietés d'officiers que de seigneurs ». Cette assertion constituait une application d'une règle de la logique aristotélicienne : « l'accessoire suit le principal », l'office, dans la royauté, étant le principal et la seigneurie l'accessoire
Robert DESCIMON, « La royauté française entre féodalité et sacerdoce. Roi seigneur ou roi magistrat ? », Revue de synthèse, CXII / 3/4, 1991, p. 461. .
2. Loyseau justifiait sa démarche et sa critique de Callistrate par un argument d'ordre logique : « les jurisconsultes ne s'astreignent par aux regles et formalitez de dialectique, pour ce qu'en cette definition le genre et la difference sont preposterez et reservez ». Tout en procédant parfois par dichotomie, comme Bodin
Kenneth D. McRAE, « Ramist Tendancies in the Thought of Jean Bodin », Journal of the History of Ideas, 16, 1955, p. 306-323. Walter J. ONG, Ramus : Method and the Decay of Dialogue, Cambridge, Harvard University Press, 1958. Cesare VASOLI, « Jean Bodin, il problema cinquecentesco della methodus e la sua applicazione alla conoscenza storica », Filosofia, XXI, 1970, p. 1-36. Marie-Dominique COUZINET, Histoire et méthode à la Renaissance. Une lecture de la Methodus de Jean Bodin, Paris, Vrin, 1996, p. 53-58. Ann BLAIR, The Theater of Nature. Jean Bodin and Renaissance Science, Princeton, Princeton University Press, 1997, p. 83-86, montre toutefois que l'éclectisme de Bodin ne permet pas de lui attribuer une démarche ramiste systématique. ou Althusius, Loyseau se fait un devoir de distinguer le genre et la différence. Par exemple, quand il définit la seigneurie : « Puissance en proprieté. Definition bien courte, mais qui a son genre, à sçavoir la Puissance, qui est commune aux seigneuries et aux offices ; et sa difference, à sçavoir Proprieté, qui distingue les seigneuries d'avec les offices, dont la puissance n'est que par fonction ou exercice et non pas en proprieté, comme celle des seigneuries » (Seigneuries, I, 25, p. 3). Aristote, le « prince des philosophes », comme aime à le répéter Loyseau, assimile dans les Topiques le genre aux catégories de l'être. La première catégorie est l'essence et la seconde la qualité, suivie de huit autres catégories qui contiennent tous les accidents. Pour Loyseau, dans une stricte orthodoxie aristotélicienne, la substantialité de l'objet est à la fois l'essence même de la chose et la série des accidents que produit cette chose. Or on a vu qu'il a fallu beaucoup de virtuosité intellectuelle à Loyseau pour mettre la « dignité » en situation de « genre commun » et la « fonction publique » en position logique de « différence ». Il est clair que Loyseau s'écartait fort de l'enseignement de Callistrate qui désignait le munus, et non plus l'honor, comme « administrationem reipublicae sine dignitatis titulo », considérant clairement que l'élément commun était l'administration et que la dignité distinguait les divers types de fonction publique. Pour Loyseau, au prix de quelques libertés avec le jus commune, l'enjeu était bien de définir l'office, l'ordre et la seigneurie comme des « accidents » pour mettre l'accent sur l' « essence » de l'homme dont la « dignité » était « inhérente » à la personne.
La science du droit paraît à Loyseau une activité aussi contextuelle qu'intemporelle
Voir Donald KELLEY, Foundations of Modern Historical Scolarship. Language, Law, and History in the French Renaissance, New York, Columbia University Press, 1970.. Ce trait donne à son oeuvre un certain nombre de caractères. Juriste humaniste, il ne fait pourtant pas étalage d'une grande érudition gréco-latine qu'il mobilise toujours à des fins ponctuelles. La tendance à recourir à l'argument philologique ou étymologique, caractéristique de la jurisprudence humaniste en France depuis Budé qu'il ne cite pas moins de treize fois dans le Traité des ordres, n'implique aucune prise de position méthodologique quant à l'étude du droit savant. Vraisemblablement, la culture de Loyseau
On ignorera sans doute toujours le contenu de la bibliothèque de Loyseau, puisque son inventaire après décès (Minutier central des notaires parisiens, LXVI 149, 1er décembre 1627) mentionne sans le transcrire, sous le numéro 111 des papiers, l'inventaire des livres par les libraires Sébastien et Claude Cramoisy, contenant quatre folios (seulement !). était alimentée par le souvenir de très solides études et tirée des divers florilèges de citations qui facilitaient le travail des hommes de la Renaissance
C'est l'opinion de LLOYD, op. cit., p. XVI. Voir Ann BLAIR, « Bibliothèques portables. Les recueils de lieux communs dans la Renaissance tardive », dans Le pouvoir des bibliothèques. La mémoire des livres en Occident, Marc BARATIN et Christian JACOB (éds), Paris, A. Michel, 1996, p. 84-106.. Cependant il n'accumule pas les références et les autorités, manifestant ainsi une conscience équivoque de l'originalité soit de son sujet, soit de sa méthode. Ses livres sont en rupture relative avec le système des lieux communs en ce qu'ils s'attachent à une construction logique du sujet sans digression ni esprit de compilation
BLAIR, op. cit., p. 65-81, a souligné l'immersion de Bodin dans la méthode des lieux communs. . Les renvois internes de l'un à l'autre des trois grands traités attestent également la cohérence de l'objet que s'est donné l'auteur, le Traité des ordres, beaucoup plus court et composé le dernier, formant le couronnement de l'oeuvre
BASDEVANT-GAUDEMET, op. cit., p. 83-85 (dans les Seigneuries, 15 références aux Offices et 5 aux Ordres ; dans les Offices, 17 références aux Seigneuries et 2 références aux Ordres ; dans les Ordres, 12 références aux Seigneuries et 18 aux Offices). LLOYD, art. cité, p. 56, souligne que l'oeuvre de Loyseau constitue « une thèse politique et philosophique, abstruse, décousue (« discursive »), mais finalement cohérente »..
On semble autorisé à avancer que les références aristotéliciennes dans la pensée de Loyseau assurent la consistance interne d'un raisonnement qui unit les « trois espèces » de l'office, de la seigneurie et de l'ordre sous le « genre » commun de la « dignité », elle-même constamment assimilée à la « qualité », catégorie, qu'elle soit genre ou accident, de première importance. L'office est « dignité avec fonction publique », la seigneurie « dignité avec puissance publique en propriété », l'ordre « dignité avec aptitude à la puissance publique » (Ordres, I, 1, 6). Est-on dès lors autorisé à juger, avec Roland Mousnier, que « la fonction publique semble subordonnée à la dignité sociale »
MOUSNIER, op. cit., p. 7. ?
3. Sans doute la notion de dignité légitime-t-elle chez Loyseau toute l'organisation sociale, mais de façon métaphorique. Car la dignitas ne se comprend qu'à l'intérieur du troisième pilier de la pensée de Loyseau : l'oeuvre de « saint Denys l'Aréopagite »
Œuvres complètes du PSEUDO-DENYS l'aréopagite, traduction, commentaires et notes par Maurice de GANDILLAC, Paris, Aubier, 1943, ouvre l'accès le plus facile en français à cette oeuvre. René ROQUES, L'univers dionysien, Paris, Aubier, 1954.. Le doctor hierarchicus, représentait une référence fondamentale au début du XVIIe siècle
Yves DURAND, « Mystique et politique au XVIIe siècle : l'influence du Pseudo-Denys », XVIIe siècle, 173, 1991, p. 329, article revu dans L'ordre du monde. Idéal politique et valeurs sociales du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, SEDES, 2001, p. 117-139. La traduction française par dom Jean Goulu en 1608 connut aussi un grand succès attesté par ses rééditions et contribua à rendre l'oeuvre accessible dans les milieux dévots non savants.. Michel de Certeau a noté : « Denys a hanté cinq siècles de réformisme ecclésiastique, auxquels il offrait une utopie spéculative, un mythe comparable à ce que sera plus tard le discours hégélien pendant un siècle et demi de conflits sociopolitiques »
Michel de CERTEAU, La fable mystique, Paris, Gallimard, 1982, p. 121.. Charles Loyseau s'inscrivait dans la tradition mystique de la « science des saints »
CERTEAU, op. cit., p. 138-149, sur l'utilisation polysémique de ce syntagme.. Par suite de l'assimilation aventurée de l'auteur de La hiérarchie céleste avec le disciple de saint Paul et l'évêque de Paris, Denys, à travers l'abbaye sanctuaire capétien, était intégré à la mystique monarchique traditionnelle
Il faut noter que le règne personnel de Louis XIII, en 1618, relança le culte de Louis IX, saint Louis, jusque là assez languissant (Alain BOUREAU, « Les enseignements absolutistes de saint Louis 1610-1630 », dans La monarchie absolutiste et l'histoire de France, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 1986, p. 79-97) et que saint Denis et son abbaye furent marginalisés au sein de la mystique absolutiste.. Il constituait une référence philosophique qui fonctionnait comme une métaphore pour dire la légitimité de la royauté française.
Loyseau emprunte directement à Denys les notions de taxis comme ordre des ordres, de médiation vers la communication des choses divines assurant le salut, mais surtout une interprétation de la dignitas qui ouvrait la voie à un syncrétisme unissant le commentaire du droit romain et la scolastique thomiste, et marginalisant la réflexion humaniste sur la dignitas hominis, dans la tradition illustrée par Pic de La Mirandole, une tradition à laquelle les jurisconsultes avaient pu sacrifier, comme Barthélemy de Chasseneux dans son Catalogus gloriae mundi (1529)
François SECRET, « Le Catalogus gloriae mundi de Barthélemy de Chasseneuz et la Dignitas hominis », Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, 20, 1958, p. 170-176., ouvrage pour lequel Loyseau professait une admiration modérée (Ordres, I, 39). Michel de Certeau résume l'entreprise dans laquelle s'inscrit l'oeuvre de Loyseau en expliquant que la dignité était pensée « comme une relation mutuelle qui voit l'homme et sa fonction dans une opération de communication entre les deux termes distingués mais inhérents l'un à l'autre ». La dignité est donc bien un concept « mystique », en position de « tiers absent qui conjoint deux termes disjoints »
CERTEAU, op. cit., p. 112.. Chez saint Thomas, qui lisait déjà Aristote à travers l'enseignement de Denys l'Aréopagite, la théorie de la substance était devenue une dogmatique et une piété.
Comme univers de la foi et de la transcendance, le monde est fortement hiérarchisé, la notion de dignité étant inséparable de celle de hiérarchie
Louis DUMONT, Homo hierarchicus. Le système des castes et ses implications, Paris, Gallimard, rééd. Tel, 1979 (1966), doit être lu en parallèle avec Georges DUBY, Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978.. Ce qui semble retenir Loyseau chez Denys, c'est sa préoccupation pour les lois hiérarchiques où sont insérées les intelligences vouées à la divination, anges et membres de l'Eglise. L'indépendance d'une sociologie humaine n'est donc pas pensable. Comme l'avance Yves Durand, « Loyseau s'autorise à établir la hiérarchie humaine du XVIIe siècle sur le modèle des puissances angéliques »
DURAND, art. cité, p. 338.. Ainsi se trouve assumée une théorie onirique des dépendances interpersonnelles que les « fidélités » au sein des clientèles garantissaient, y compris par une vénalité coutumière des charges publiques. Il n'est pas étonnant que Loyseau ait été révulsé par la vénalité légale, assurée par le droit annuel de 1604, qui conférait aux officiers une indépendance relative par rapport au patronage aristocratique
Cette interprétation qui est celle de J. Russell MAJOR, «Bellièvre, Sully, and the Assembly of Notables of 1596 », Transactions of the American Philosophical Society, 64/2, 1974, p. 29-30 (qui y voyait une politique intentionnelle), et de MOUSNIER, op. cit., p. 599-600 (qui y voyait une conséquence imprévue), n'a jamais été remise en cause avec des arguments consistants.. L'univers de la grâce se voyait concurrencé par le marché dans ce qui aurait dû être le lieu le mieux protégé contre l'intrusion de valeurs marchandes, le pouvoir sur les hommes. La proximité dionysienne de la pensée de Loyseau avec celle de Bérulle a été récemment suggérée, en particulier dans l'homothétie de la grâce royale et de la grâce divine
Stéphane-Marie MORGAIN, La théologie politique de Pierre de Bérulle (1598-1629), Paris, Publisud, 2001, p. 236-267..
Le Pseudo-Denys pose un « ordre sacré » calqué sur la disposition ternaire que les derniers néo-platoniciens ont imposée à l'univers intelligible. La distinction ternaire entre essence, puissance, opération (clef des trois espèces de dignité que sont la seigneurie, l'office et l'ordre) rejoint ainsi le schéma binaire de l'émanation et du retour (clef de la délégation de pouvoir du roi à ses officiers). C'est là sans doute la pierre angulaire du raisonnement qui sous-tend la vision du monde de Loyseau.
Dans cette mesure, peut-être plus que Cardin Le Bret, son aîné, dont la synthèse (De la souveraineté du roi, 1632), même si elle clôt et résout de façon magistrale les débats de la scientia juris sur le pouvoir royal, apparaît décalée sous le ministériat de Richelieu, Loyseau est peut-être l'auteur qui inaugure l'irrésistible déclin des juristes comme « penseurs politiques »
William CHURCH, « The Decline of the French Jurists as Political Theorists, 1660-1789 », French Historical Studies, 5, 1967, p. 1-40 dans la France d'Ancien Régime. Loyseau apparaît comme un dévot de coeur en dehors des grands courants porteurs (néo-stoïcisme de Lipse, scepticisme de Montaigne ou de Charron, libertinage érudit, etc.) que l'histoire des idées a retenus comme fondateurs ou avant-coureurs de notre propre univers mental. Les données négatives ne sont pas moins révélatrices de l'intention d'une oeuvre
On rappellera le parti que tire Quentin SKINNER, op. cit., p. 13 dans la traduction française, de l'absence d'allusion, dans les Deux Traités de gouvernement civil de Locke, à la prétendue force normative de « l'ancienne constitution anglaise ». que les références culturelles qu'elle mobilise ouvertement.
Si l'on tâche de répondre à la question skinnerienne : que faisait Loyseau en écrivant ses trois traités ?, on se référera à son inscription propre dans le contexte politique et intellectuel de la fin du règne d'Henri IV. L'échec du parti catholique dans la Ligue et, conséquemment, l'écroulement de la notion d'ecclesia (l'Eglise se trouvait désormais « dans l'Etat », selon la formulation des royalistes et des politiques) rendaient urgent un travail de refondation de la légitimité monarchique. Pourquoi Loyseau faisait-il de la dignité l'étalon commun de tout pouvoir à commencer par celui, absolu, du souverain ? Son propos visait une réconciliation à des fins à la fois internes et externes : retour sur l'engagement passé de Loyseau parmi les « zélés », il s'agit de le justifier en oeuvrant à une réconciliation des confessions grâce à l'autorité du « très chrétien » ; retour sur le cheminement de la théorie politique depuis Bodin et sa condamnation des monarchomaques huguenots, il s'agit de préciser la théorie de la souveraineté en la soumettant à un schéma théologique qui pousse à ses conséquences logiques le caractère vicarial de la position royale
Marie-France RENOUX-ZAGAMé, « Du juge-prêtre au roi-idole. Droit divin et constitution de l'Etat dans la pensée juridique française à l'aube des Temps modernes », dans Jean-Louis THIREAU (dir.), Le droit entre laïcisation et néo-sacralisation, Paris, PUF, 1997, p. 143-186.. Retour sur la légitimation des formes de pouvoir exercées sur les sujets, il s'agit de conforter l'organisation des trois ordres au sein de l'Etat monarchique en tant que substitut de l'ecclesia comme hiérarchie justifiée divinement et donc de placer l'ordre de la domination sociale en dehors des atteintes de l'histoire. L'inscription de Loyseau dans son temps est donc largement distanciée et philosophique et explique le choix d'un mode d'intervention par l'écriture savante sur le monde où il vivait.
Ici se pose la question de la réception de son oeuvre au-delà d'un succès de librairie qui place ses livres dans la plupart des bibliothèques savantes jusqu'au début du XVIIIe siècle. Qu'ont compris ses lecteurs, s'ils ont lu ses traités après les avoir achetés ? Cette question détermine ce qu'a vraiment fait Loyseau en écrivant
BEVIR, op. cit., p. 31-77 souligne qu'en dernière analyse, c'est l'interprétation retenue par le lecteur qui détermine le sens d'une oeuvre. Ce point de vue, qui peut être taxé de relativisme et de subjectivisme, est néanmoins inévitable si on se demande, dans l'esprit de Skinner, ce que l'intention de l'auteur a pu effectivement changer au contexte intellectuel sur lequel il se proposait d'intervenir.. S'il est encore impossible de répondre, on peut présenter une double remarque : l'oeuvre de Loyseau s'inscrit dans un genre que les jurisconsultes continuèrent à cultiver
Par exemple, Denys GODEFROY, Abregé des trois Etats du Clergé, de la Noblesse et du Tiers Etat, Paris, S. Cramoisy, 1682. Pierre BOUQUET (avocat), Tableau historique, généalogique et chronologique des trois cours souveraines de France, La Haye, La Neutre, 1772.. Mais ce genre n'allait pas dans le sens de l'histoire. Ceux qu'on pourrait nommer les « intellectuels organiques » de la monarchie absolue, thuriféraires de la « raison d'Etat »
Etienne THUAU, Raison d'Etat et pensée politique à l'époque de Richelieu, Paris, A. Colin, 1966, rééd. 2000. Marcel GAUCHET, « L'Etat au miroir de la raison d'Etat : la France et la chrétienté, dans Yves-Charles ZARKA (éd.), Raison et déraison d'Etat, Paris, PUF, 1994, p. 193-244, pose la question en termes nouveaux., jugeaient que la postulation d'un divorce entre dignité et vénalité était une position perverse de la question politique et sociale. L'année même de la publication des Ordres (1610), on pouvait lire dans Le moyen de parvenir de Béroalde de Verville : « L'ambition et l'impieté des grands, l'ignorance des prestres, la presomption des ministres, le desordre des moines, l'envie des chanoines, la fausse science des docteurs, les usures des huguenots, les piperies des papistes et toute autre contradiction qui faict naistre ces beaux commentaires, qui sont compilez de l'estourdissement des hommes et friponnerie des femmes, qui s'est establie encore plus fort despuis qu'on a nommé un cheval haquenée, un moine ou un chanoine dignité »...
BEROALDE DE VERVILLE, Le moyen de parvenir (1610), Paris, Garnier, 1879, p. 337.. Tout l'ordre moral et intellectuel aurait donc été sapé par le simple usage intempestif de la notion de dignité. Quant à Guez de Balzac, sa plume impertinente ridiculisait la philosophie de la dignité par des rapprochements d'autant plus ravageurs que nul ne pouvait en contester le bien-fondé. Ainsi il écrivait au cardinal de La Valette : « je sais qu'au nombre de vos biens, vous comptez vos amis les premiers, et donnez le second rang à votre dignité et à cinquante mille écus de rente qui l'accompagnent »
Jean-Louis GUEZ de BALZAC, Lettres, t. II, lettre 4, (1627), dans Œuvres, Paris, L. Billaine, 1665, p. 32, cité par Hélène MERLIN-KAJMAN, L'absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps, Paris, Champion, 2000, p. 257. .. Notation profonde dans la mesure où elle dénote que l'idéologie des clientèles
Synthèse assez peu critique dans Sharon KETTERING, Patrons, Brokers, and Clients in Seventeenth-Century France, Oxford, Oxford University Press, 1986. (qui permet de considérer plaisamment les « amis » comme des « biens » pour les grands et donc de nier en passant le bien-fondé d'une réflexion sur la liberté) constitue, dans le XVIIe siècle français, l'alternative victorieuse à toute pensée du public et du bien commun, qu'elle soit référée à la « vertu » ou à la « dignité ».
Ces enjeux et significations ne nous apparaissent plus directement, d'où l'absence de Loyseau dans le panthéon des grands auteurs de la science politique. Loyseau s'est en effet attaqué à des problèmes lancinants à son époque (la vénalité des charges publiques ne détruisait-elle pas la conception de l'office comme dignité ?), mais dépourvus d'actualité de nos jours. La dignité est aujourd'hui celle de l'homme naturel en général, non plus la condition de celui qui est investi pour la communauté d'un pouvoir transcendant de représentation. La révolution des droits de l'homme est passée par là, conférant des sens inouïs à des mots parfois bien anciens
Marcel GAUCHET, La révolution des droits de l'homme, Paris, Gallimard, 1989. . L'historien peut ressentir un certain agacement à l'égard des interprétations intemporelles qui visent, par l'opération herméneutique, à placer une oeuvre dans l'actualité des débats philosophiques de notre contemporanéité (concrètement, la sempiternelle question du libéralisme et de sa mauvaise conscience). Car, si on prend tout à fait au sérieux les présupposés de la démarche contextuelle contre l'histoire académique des idées, il apparaît que la reconstitution des pensées que nous avons perdues nous apprend plus sur l'état actuel de l'idiome indigène de la pensée politique occidentale
On peut renvoyer aux réflexions de Clifford GEERTZ, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986 (éd. américaine, 1983), mais contre le relativisme qui guette l'anthropologie, on rappellera qu'il reste une différence entre la pensée critique élaborée par les sciences sociales ou la philosophie et les idéologies (doxa) qui dominent le discours journalistique et le prêt à penser politique. Cette doxa qui n'est en rien plus rigoureuse, rationnelle et critique que la pensée des hommes séparés de nous par le temps ou l'espace menace toujours de rattraper les spécialistes des sciences sociales quand ils interviennent dans les débats d'aujourd'hui. Mais, évidemment, le post-modernisme nie toute possibilité de reconstituer des pensées que nous aurions perdues et d'échapper à l'herméneutique de la contemporanéité. que les téléologies savantes qui présupposent le caractère éternel et indépassable de notre horizon philosophico-politique
Une telle méfiance ne préjuge en rien de la richesse des approches conceptuelles qui traitent de la dimension universelle des idées. Mais celle-ci concerne plus la métaphysique que la philosophie politique.. Comment des systèmes de pensée qui justifiaient et rendaient pensable l'ordre établi, fût-ce sous une forme «critique », se sont-ils abîmés dans le mouvement de l'histoire ? Les oublis ne sont pas moins révélateurs que les continuités ; la rupture des traditions porte autant d'enseignement que leur perpétuation.
Robert Descimon
(Centre de recherches historiques – EHESS, Paris)
© Robert Descimon 1999-2006