Charpentier contre Canaye

Charpentier contre Canaye
8 décembre 2006

Après la mort ou l'exil des Canaye protestants, une société bien catholique se met en place pour reprendre l'activité de teinturerie du faubourg Saint-Marcel en 1573. Il était d'ailleurs prévu : « sera dict et celebré tous les jours deux messes basses, l'une aud. Sainct-Marcel et l'autre a Paris aux despens de lad. communaulté »...

LXXXVI 104 f° 324-328, 12 février 1573. Le contexte, sinon la conjoncture n'était pas très favorable dans cette décennie 1570. Les troubles avaient produit des dégradations et des interruptions d'exploitation extrêmement dommageables.

Exemple connexe, celui des teintureries des Gobelin
XXI 35 f° 185, 10 février 1579..
La teinturerie de François Gobelin avait été divisée en deux parts, la moitié appartenant à Jean Rouillé et sa femme, Valentin Targer et Marguerite Gobelin, sa femme, et à leurs deux jeunes beaux-frères Françoise (mariée à une fille de Pierre Canaye) et Nicolas ; l'autre moitié aux deux filles de Nicolas Croquet, le pendu, Catherine et Geneviève Croquet. La maison avait été louée à Jean Maret, teinturier ; mais le bail a cessé à la Noël 1575. La maison est ensuite restée inhabitée deux ans (« grande ruine et decadence avec grand danger de depens »). Ce sont François et Nicolas Gobelin qui la reprennent en 1579, les héritières Croquet leur cédant leur moitié pour 166 écus 2/3 de rente à bail d'héritage (500£), soit une capitalisation, pour le total de la maison, de 12000£. A comparer avec la valeur de la « grande maison des Canaye » en 1573 (50000£). La description détaillée des instruments de teinturerie monte à 1531£ 8s 6d, dont 750£ pour les six grandes chaudières d'airain assise en leur fourneau et les quatre « potz bresil ». Même avec la crue, c'est peu cher. Mais les dégradations ont peut-être été sensibles.


Pour en revenir à la société Charpentier, l'acte fut passé le 13 février 1573 entre Michel Charpentier, marchand drapier, marié en 1558 avec Anne Lesellier
CXXII 1285, 27 I 1558 n s, contrat de mariage : apport du futur, 4000£, dot 6500£, douaire de 1500£ en une fois, préciput jusqu' à 400£., Jean Lesellier, marchand drapier, son beau-frère, marié en 1571 avec Marie Delabruyère, fils de l'épicier pastellier Jean Delabruyère
XX 66, 27 juin 1571, il recevait 12000£ en avance d'hoirie, dont une rente de 300£ au capital de 3600£. La dot était de même montant (dont 250£ de rente valant 3000£ de principal) ; douaire de 400£ de rente (4800£) ; préciput de 300 écus soleil., et Michel Passart, marchand teinturier en drap, époux de Catherine Legrand, fille de Pierre Legrand, un grand marchand drapier de la rue de la Tonnellerie
LXXXVI 161, 3 IV 1587, inventaire de Geneviève Joubert, femme de Pierre Legrand et veuve de Jean Lesellier, titre 63, c m de Michel Passart et de Catherine Legrand, fille de Pierre Legrand et de Laurence Maheu, sa première femme, 6 janvier 1563 n s, avec trois quittances, 2550£, 1450£ en 1563, et 2000£ en juillet 1585 en avance d'hoirie (Chartrain et Frenicle)..

Les Lesellier apparaissent comme le ciment de l'association : Geneviève Joubert, veuve de Jean Lesellier, était associée à son gendre Michel Charpentier en conséquence du contrat de mariage de ce dernier (dissoute en 1561, un mois après le remariage de Geneviève Joubert avec Pierre Legrand l'aîné
Frenicle et Léal, 7 août 1561, contrat de mariage.). Celui-ci était un des bailleurs de fonds de la société de 1573 (en novembre, Charpentier et sa femme lui avaient constitué 500£ de rente pour 6000£). L'extension vers la teinturerie de ces grandes entreprises de draperie en gros semble dicter par le désir d'échapper au lourd endettement des drapiers à l'égard des teinturiers. En 1561, lors de la dissolution de la société Geneviève Joubert / Michel Charpentier, il était dû 300£ de rente à Jean et Pierre Canaye. En 1582, c'est Pierre Legrand qui doit 1000£ à Jean Lesellier et compagnie, qui sont déduites du rachat de la rente de 1573. Les propriétaires changeaient, mais les entreprises créditrices étaient les mêmes. Le mouvement d'intégration de la draperie et de la teinturerie semble pourtant avoir été une initiative originale de la part de Michel Charpentier. Cette tentative était rendue possible parce que les teinturiers de Saint-Marcel n'avaient pas d'organisation corporative.

La société avait deux établissements, « Le Croissant »
LXXXVI , 7 février 1564 n s, Michel Charpentier avait acheté cette maison du Croissant au procureur Gilles Lecoigneux par échange moyennant 300£ de rente (de son propre) seulement. En 1595, cette maison est louée pour 200 écus, avec réservations des boutiques (louées à Isaac Doreau)., rue St-Honoré paroisse St-Eustache (avec les presses et les ustensiles « servans pour la drapperye » et « la maison dite ancyennement des Canayes » à Saint-Marcel, où demeurait à l'époque Jean Gobelin le jeune (sans doute par intérim pour assurer l'entretien des installations ; il s'agit probablement de Jean VII, époux de Madeleine Leprebstre
XXXIII 218 f° 226, codicille au testament de Jean Gobelin l'aîné : il dit avoir donné pour son mariage à son feu fils Jean Gobelin le jeune 10000£, tant en marchandises qu'en cellules de drapier, et outre avoir payé pour lui 1666 écus 2/3 (soit 5000£) parce qu'il l'avait garanti de ses dettes lors de son mariage avec Madeleine Leprebstre. En 1583, Jean Gobelin le jeune avait passé à son père une cédule de 8000 écus (XXXIII 217, f° 238, 20 avril 1583). Rien sur l'occupation des teintureries Canaye par Jean Gobelin le jeune.). Ces maisons étaient louées pour 3000£ par an à la société. L'acquisition, par Michel Charpentier seul, de la maison des Canaye, sans doute non loin du moulin de Croulebarbe, s'était faite par échange moyennant des rentes sur l'Hôtel de Ville (les héritiers étaient les enfants de Pierre Canaye et de Denise Rouillé et l'avocat Jacques Canaye, leur tuteur, défendait leurs intérêts). L'acquisition des bâtiments s'était faite pour la somme considérable de 4166£ de rente, soit, en capital, 50000£
LXXXVI 165, 21 novembre 1590, inventaire après décès de Michel Charpentier, titre 102 (échange du 23 février 1573, Lecamus et Denetz, retranscrit intégralement). Les héritiers de Pierre Canaye étaient représentés par Jacques, leur oncle, sauf les mariés, Marie représentée par son époux Pierre Dulac, secrétaire du roi et avocat, Geneviève par Georges Lhuillier, contrôleur de la Maison du roi, et Catherine, épouse du jeune teinturier protestant ou nicodémite François Gobelin, marchand bourgeois de Paris.. Ces rentes se décomposaient ainsi : toutes rentes sur l'Hôtel de Ville, 655£ de rente sur l'Hôtel de Ville, mais transportées par Jean Charpentier, le frère cadet de Michel, 500£ par Pierre Legrand, 166£ par Catherine Charpentier, 50£ de rente par Marie Drouyn, mère de Michel Charpentier, 600£ par Jean Lesellier, 110£ par Michel Passart, 25£ constituée aud. Michel Charpentier, 500£ par Jean Charpentier, frère, 500£ par Jean Lesellier qui en avait droit de Jean Delabruyère, son beau-père., encore 400£ transportées par Jean Lesellier, encore 500£ transportée par Pierre Legrand, 150£ par Guillaume Jacquet, encore 60£ de rente encore par Jean Charpentier..., échange but à but sans soulte.
Mais l'essentiel était « le fonds » de la société :
Michel Charpentier y mettait 70000£
Michel Passart 25000
Jean Lesellier 35000£
Soit un capital total de 130000£, une somme colossale, mais, il est vrai, fournie à tempérament par cinquième, le capital devant être complet dans quinze mois.
Les profits devaient être tirés au sol la livre, soit 1/20e, 5%, les familles devant être nourries aux frais de la société, le reste des dépenses restant à leur charge particulière. Charpentier, majoritaire, pouvait tirer la moitié des profits, mais pas plus de 3000£ par an (outre les loyers des maisons, montant également à 3000£ ?), les autres au prorata, le tout du consentement commun. Les clauses de prorogation sont tout à fait intéressantes : ainsi la femme de Michel Charpentier, si elle devenait veuve, restait tenue de rester dans la société, même si elle se remariait. Il était prévu que les profits des polices d'assurance à Paris ou Rouen reviendraient à la société. Une clause concernait les poursuites engagées pour le paiement des cédules et obligations, à la charge de la compagnie jusqu'à un écu, et au-delà d'un écu à la charge de celui des associés qui aurait apporté les obligations en question à la société.

La société impliquait une certaine répartition des rôles. Des trois associés, Michel Passart était le technicien, celui qui devait prendre la responsabilité des établissements du bord de la Bièvre. Cependant Passart était à l'origine un teinturier de la rue de la Pelleterie, sur le grand bras de la Seine (enseigne de la Tour Roland)
VII 64 n° 423, 5 XI 1603, bail de la moitié en un tiers de la maison de la Tour Roland (transaction du 14 V 1596 (Contenot et Ferrant) entre Catherine Legrand, qui est veuve et est tutrice de Guillaume Passart, son fils avec la soeur de Michel Passart) au teinturier François Garnier, moyennant 50£ de rente à bail d'héritage, stipulée rachetable pour 600£. On suppute que la valeur de la Tour Roland était, à cette date, de 3600£ seulement, ce qui paraît bien peu.. Passart quitta sans doute assez tôt la société et se replia sur l'établissement familial. La responsabilité des teintureries passa alors à Jean Lesellier, le plus jeune des associés. Devenu receveur des consignations du Châtelet, un office idéal pour avoir de la trésorerie, Lesellier prit la suite à Saint-Marcel. Le contrat de société avait prévu que Michel Passart enseignerait la teinturerie à Noël Charpentier, fils aîné de Michel, ce qui semble s'être réalisé en 1584.
Une procédure d'arbitrage était prévue en cas de différend à peine de 500 écus, « comme si c'était arrest de la cour de parlement ». L'arbitrage serait rendu par quatre marchands, un cinquième, en cas de désaccord entre les quatre. Les désaccords ne tardèrent effectivement pas, mais ils ne semblent avoir paralysé la société.

En juin, le 28, 1585, avec le premier acte de location de 1573, différend entre M. C. et J. Lesellier devant les juges consuls pour les comptes de la société. On n'en sait la raison, peut-être pour le paiement des loyers. A la Toussaint 1589, les teintureries de Saint-Marcel furent détruites, ou au moins, très endommagées. L'engagement des Charpentier et de Lesellier dans les affaires de la Ligue, impliquant entre autres, le financement des opérations de la Sainte Union et de Mayenne, avait dû les détourner de leurs affaires commerciales, d'autant que la route du pastel était coupée. A l'inventaire après décès de Noël Charpentier, la marchandise était saisie, principalement à la requête de la société Valentin et Nicolas Targer
XXXVI 124, 4 XII 1594, clos le 3 II 1595, inventaire après décès de Noël Charpentier.. La faillite fut indubitablement provoquée par les troubles. Noël Charpentier, replié rue St-Honoré, affirme dans son testament que toutes ses activités à Saint-Marcel, à partir de 1584, avaient été faites sous le nom de son père à qui il prêtait son nom
LXXXVI 135 f° 217-9, testament de Noël Charpentier.. Les Charpentier durent déguerpir de Saint-Marcel, parce que les arrérages des rentes sur l'Hôtel de Ville n'avaient pas été acquittés. La capacité de négociation des Charpentier était évidemment limitée par leur faillite, mais aussi sans doute par leur engagement dans la Ligue, d'autant plus que Jean Lesellier s'était réfugié à Bruxelles à l'entrée d'Henri IV à Paris. Toujours était-il qu'ils restituaient aux héritiers Canaye (à la fois les enfants de Pierre et ceux de l'avocat Jacques Canaye) les bâtiments de Saint-Marcel, sans préjudice des améliorations. Mais, en outre, ils offraient de leur abandonner 2000£ de rente sur les 4666 de l'échange de 1573 ou, en cas de refus des héritiers Canaye, la maison de la Corne de Daim à Saint-Marcel avec 120 arpents de terre ou environ
XXXVI 75, f° 232-233, 7 août 1595 et XXXVI 77 f° 189 v°, 13 mai 1597, deux procurations pour plaider sur les conditions du déguerpissement..
Il est possible que ce qui restait de la teinturerie Charpentier ait été relevé par Etienne Secart, un des teinturiers qui avaient prisé la marchandise de Noël Charpentier à son décès
S* 1937 f° 172, 10 septembre 1601, transaction entre le chapitre Saint-Marcel et Etienne Sécart à propos du « trou Canaye » qui s'appellerait désormais « trou Sécart ». Il s'agissait d'une fosse joignant la maison de Sécart, où le teinturier avait l'habitude de jeter les « immondices grosses et menues provenans de ses chaudieres et cuves a guesde », à charge d'entretien.. Sécart ne réussit pas. Il fit faillite pour n'avoir pu honorer ses dettes à l'égard de la compagnie Targer, toujours eux
XVIII 216, 7 janvier 1613, inventaire après décès d'Etienne Sécart à la requête de sa veuve, Anne Hérisson, 2 folios, tous les biens ont été saisis..

D'une certaine façon, les enfants de Michel Charpentier se trouvèrent dans une situation plus difficile que ceux de Jean Charpentier et de Catherine Rouillé. Cependant Michel, longtemps avocat, se fit conseiller au parlement et commissaire aux requêtes du Palais en 1607. Il est possible qu'il se soit refait comme avocat d'affaires. La famille est rencontrée par Claire Chatelain dans sa thèse.


© Robert Descimon 1999-2006